Après Paul Bocuse en janvier, Joël Robuchon est mort ce lundi à Genève à l'âge de 73 ans. Un siècle s'est éteint en moins de huit mois avec le départ de ces deux monstres sacrés de la cuisine française consacrés “cuisiniers du siècle” par le Gault et Millau. De Robuchon, ses pairs retiennent “une rigueur”, “une précision”, “un génie culinaire” proche de “l’orfèvrerie”. Un cuisinier d’exception auquel les chefs de la région ont voulu rendre hommage.
Marc Veyrat, chef trois étoiles de la La Maison des Bois, à Manigod : “Joël Robuchon est le génie le plus créatif du 21e siècle”
“Pour moi c'est le génie le plus créatif du 21e siècle. Il avait une rigueur dans le travail, c'était quelque chose d'inouï. Sur tous ses plats, sa crème de chou-fleur au caviar, sa purée, c'était millimétré. C'était un véritable génie et un homme de cœur, un peu introverti, qui a su transmettre comme personne. Quand il a arrêté son 3 étoiles, il a lancé ses bistrots. C'était un précurseur qui a su rendre la cuisine populaire et accessible. Il a donné envie de cuisiner à beaucoup de gens. J'ai travaillé avec lui et je peux dire que c'était quelqu'un d'exceptionnel. Cette année, la gastronomie a été terriblement marquée. Il y a eu la disparition de Paul Bocuse, il y a moins de huit mois. Vous vous rendez compte ? Nos plus grandes stars s'en vont. Je suis terriblement touché. Avec Paul Bocuse, ils avaient deux cuisines très différentes. Mais ils ont identifié leur cuisine. On pouvait se bander les yeux et reconnaître la cuisine de Joël Robuchon. On pouvait faire pareil et reconnaître celle de Paul Bocuse. Ce sont des gens qui ont dit aux cuisiniers : “Identifiez votre cuisine”. Il ne faut pas que les cuisines se ressemblent. C'est ce qui fait la couleur de la gastronomie française. Ils avaient un vécu et une histoire. Des histoires, des identités, qu’ils ont racontées à travers leur cuisine. C'est le plus important. Ils ont donné une ligne de conduite et il va falloir faire très attention dans les années à venir. Il ne faudra pas uniformiser nos cuisines. J'ai un peu peur qu'on aille vers ça. Les cuisiniers français sont bourrés de talents. Il faut qu'ils écoutent Paul Bocuse, il faut qu'ils écoutent Joël Robuchon.”
Georges Blanc, chef trois étoiles du Restaurant Georges Blanc à Vonnas (Ain) : “ Joël Robuchon est sans doute le plus grand”
“Joël c'est un compagnon de route qui a le même âge que moi. En 76, on était ensemble à la finale du meilleur ouvrier de France (MOF). Après, il a eu une longue carrière. Différente de la mienne. J’ai été un assidu de ses émissions de télé dans lesquelles j'ai participé. Pour moi, c'est sans doute le plus grand. Paul Bocuse a fait sortir les cuisiniers de leurs restaurants, il était particulièrement emblématique, il était un grand communicant et s'est imposé comme le chef de file. Joël Robuchon était plus en retrait, mais c'était un orfèvre. Il était l'ami de Frédy Girardet et tous les deux étaient de vrais horlogers de la cuisine avec une vraie sensibilité. Joël était plus dans la démonstration que dans la déclaration. Il y a tellement de gesticulations médiatiques chez certains. Lui était dans la retenue, mais tout le monde avait le plus grand respect pour lui. Un respect unanime et fondé. Ce qui est impressionnant c’est que normalement un restaurant trois étoiles ne peut pas se dupliquer parce que c'est lié à l'expression personnelle de quelqu'un qui incarne la maison. Lui, il a réussi à le faire.
La sensibilité culinaire n'était pas la même entre Joël Robuchon et Paul Bocuse. Bocuse était un personnage à part qui restera comme celui qui a le plus marqué le dernier siècle. Robuchon était plus sur la cuisine. Jamais il n'y avait de raté avec lui. Il a toujours été plus loin dans la recherche des produits. Sa cuisine était précise, mais en même temps régalait et étonnait si possible. Mais il n'y avait pas de poudre aux yeux. Ce n'était pas une cuisine qui, sous une débauche de créativité et de technique, ne présentait aucun intérêt organoleptique. Lui, c'était les plus beaux produits, travaillés de la meilleure façon. Le produit parlait avant la technique et c'était parfait. Les choses simples en apparence sont souvent les plus savantes à faire. Pour les jeunes, il faudra retenir sa rigueur dans l'exécution et le respect de ses équipiers qu'il a su fidéliser autour de lui. Il a compris que l'exemple est la chose la plus contagieuse au monde. Il était exemplaire dans sa vie d'homme et sa sensibilité. C'était un grand humaniste et ce n'est pas étonnant qu'il ait voulu devenir séminariste.”
Christian Têtedoie, chef une étoile du restaurant TÊTEDOIE à Lyon : “Joël Robuchon et Paul Bocuse avaient beaucoup plus de points communs qu'on a bien voulu le dire”
“Joël Robuchon représente tellement que je ne sais pas par où commencer. J'ai eu la chance de le côtoyer de nombreuses fois ces dernières années. Faisant partie du sérail Bocuse, j'avais eu moins l'occasion de le fréquenter. Ça a changé quand je suis devenu président international des maîtres cuisiniers de France. On s'est croisé beaucoup sur le Bocuse d'Or, il devait d’ailleurs en être le prochain président. C'était un homme incroyable. Il avait tout gagné. 32 étoiles au Guide Michelin à travers le monde. Il portait très haut l’exigence et les gens lui rendait bien. C'était vraiment un technicien exceptionnel. J'ai le souvenir d'un soufflé du marquis de béchamel qu'il avait créé. Imaginez le goût d'une béchamel dans un soufflé. Il avait réussi à le faire. La béchamel est d'habitude plutôt lourde alors que le soufflé été d'une légèreté incroyable. Il avait cet art de sublimer les produits les plus simples. C'est dur à avaler de perdre Robuchon et Bocuse la même année. 2018, j'espère que ça va s'arrêter là. On savait que ça allait arriver parce qu'ils correspondent à une époque où ils étaient une dizaine de chefs à faire briller la cuisine française. Ce sont des monstres sacrés qui nous quittent et ce ne sera plus jamais pareil après. Ils ont rénové la cuisine française. On a eu un premier guide qui était Escoffier qui a fait un travail exceptionnel pour codifier la cuisine française. Eux ont su la transformer. Lui donner un côté plus moderne et une précision qui correspondait mieux aux goûts d'aujourd'hui. Les gens s'amusent toujours à différencier les gens qui ont des talents comme ça, mais Joël Robuchon et Paul Bocuse avaient beaucoup plus de points communs qu'on a bien voulu le dire. C'est pour ça que la cuisine française reste aussi dynamique. Il y a une remise en question permanente. On peut dire ce que l'on veut sur les chefs. Certains ont des égo surdimensionnés, mais tous ont la volonté de se surpasser, de trouver l'accord parfait pour faire la recette la plus merveilleuse. Et l’on tolère toujours quelques égo quand la cuisine atteint ce niveau-là.”
Vincent Le Roux, directeur de l''Auberge du Pont de Collonges *** : “Joël Robuchon et Paul Bocuse étaient très liés”
“C'est une grosse perte, on n’était pas préparés à ça. Avec Paul Bocuse, ce sont deux monstres sacrés partis la même année. C'était un proche de Paul Bocuse, qui l'avait nommé à la présidence des MOF. C'était un grand professionnel avec une grande rigueur. La même année, ça fait beaucoup dans le paysage de la gastronomie. Les deux hommes étaient très liés. Jöel Robuchon et Paul Bocuse étaient très différents et en même temps ils avaient l'amour du travail bien fait et de la rigueur. Ils avaient 20 ans d'écart et beaucoup de respect l'un pour l'autre. Robuchon faisait partie des monstres sacrés au même niveau qu'un acteur de cinéma. Moi gamin, quand j'ai fait l'école hôtelière, il n'y avait que Bocuse et Robuchon. Ducasse n'était pas encore arrivé. On en parlait ce midi avec madame Bocuse au déjeuner. Quand j'étais stagiaire au Ritz, c'était les grandes années Robuchon à Paris. Tout le monde parlait de lui.”
Patrick Henriroux, chef deux étoiles du restaurent La Pyramide à Vienne : “C'était le patron des patrons. C'est le boss qui est mort”
“C'était le patron des patrons. C'est le boss qui est mort. En 1984, quand j'ai débuté ma carrière de chef, j'ai passé un hiver de formation chez Joël Robuchon. C'est là que j'ai commencé à comprendre l’univers Robuchon, fait de compagnonnage, de rigueur, de droiture. Puis je l'ai reçu quand j'ai ouvert La Pyramide en 1989. Pour le déjeuner d'ouverture, j'avais presque 76 étoiles au Michelin. On faisait de l’huile, c'est le cas de le dire (rire). Puis je l'ai rencontré à travers de nombreuses pérégrinations, notamment au Japon.
Pour moi Joël Robuchon, c'est un pan de la cuisine, qui ne ressemble pas à celle de monsieur Bocuse. Bocuse était le grand prêtre d'une cuisine traditionnelle plus bourgeoise. Robuchon était plus un technicien. Mais il faisait dans la simplicité. C'est comme ce que disait Fernand Point : “la perfection simple est le plus difficile à réaliser”. Il y a certains peintres qui mettent plein de couleurs dans un tableau et puis il y a Pierre Soulages qui avec quelques noirs arrive à vous faire monter au plafond. Pour Joël Robuchon on est là-dedans. Et en même temps pour moi qui ai réalisé ses plats, je peux vous dire que ce n'était pas si simple que ça (rire). Dans ses assiettes il y avait un effet waouh. Il y avait les trois critères de Jacques Maximin : couleurs, parfums et saveurs. Et c'est le seul chef qui a su dupliquer sur la planète entière ses 40 chefs-d'oeuvre. Et quand j'ai dit chef-d'oeuvre, c'est pour qualifier un plat réfléchi, abouti, avec une part d'impertinence, de fougue, d'assurance, pour séduire les gens. Mais que ce soit lui ou Bocuse, ce sont des gens qui ont toujours essayé de s'approcher du Graal, de la perfection. Ce qui n'est pas toujours le cas de la nouvelle génération. Jamais ils ne se sont dit “oui c'est bien et ça suffit”. C'est ce qui fait la différence entre les grands et les moyens.
Tout était millimétré dans ses restaurants. Par exemple, les homards ce n'étaient que des femelles, pas des mâles, car les femelles sont plus douces et plus sucrées. Quand on recevait une botte de ciboulette le soir, si le chef voyait que ce n'était pas le bon calibre, il rappelait le fournisseur et quelque temps plus tard il y avait une mobylette qui arrivait avec le bon calibre de ciboulette parce que tout le monde savait que Joël Robuchon allait le voir. En 1984, on faisait des boules dans des pommes Granny Smith, il vérifiait que les boules soient toutes parfaitement rondes. Il avait un regard perçant qui foutait le trouillomètre à zéro à tout le monde.”
Jean-Paul Lacombe, Leon de Lyon, ancien deux étoiles : “Il fallait supplier pour avoir une table chez Robuchon”.
“Ça fait beaucoup dans l'année. Deux monstres sacrés sont partis. Autant, j'étais intime et proche de Paul Bocuse que je connaissais depuis l'enfance. Autant, Joël Robuchon, je n'avais jamais travaillé avec lui sauf dans ses émissions de télévision. C’était d'abord le chef le plus étoilé au monde. Et dans notre profession c'était quelqu'un de connu pour sa rigueur, son professionnalisme et son exigence. Il avait cette éducation parce qu'avant de devenir cet immense cuisinier, il avait fait le petit séminaire. C'était quelqu'un de carré dans sa tête, qui ne plaisantait pas dans son travail. Tous ses élèves lui sont redevables. Quand il était rue de Longchamp au Restaurant Jamin, il fallait supplier pour avoir une table. Je l’ai connu quand il était à l'hôtel Nikko où il s'est révélé. Après, il a eu trois étoiles en moins de trois ans. Ce qui n'était jamais arrivé. Quand on connaît le Guide Michelin, c'était un événement.”
Christophe Marguin, chef du restaurant Le Président à Lyon et président des Toques Blanches Lyonnaises : “En perdant Bocuse et Robuchon, notre métier est orphelin de ces géants”
“Ce n'est pas compliqué, Joel Robuchon, techniquement, c'était le plus grand cuisinier. Monsieur Bocuse nous a ouvert la porte des médias et a valorisé le métier de cuisinier, mais techniquement Joël Robuchon était le plus grand. Il avait une rigueur de par sa jeunesse au petit séminaire. Ce qui a bien changé après quand on le connaît bien (rire). C'est le premier à avoir fait des petits points dans les assiettes. Et vous pouviez aller manger chez lui à telle date, s'il y avait 13 points dans le décor du plat, vous pouviez revenir n'importe quand, il y avait toujours le même nombre de points dans l’assiette. Ce qui m’a marqué c'est tous les grands chefs qu'il a formés. C'est impressionnant le nombre de Mof qu'il a préparés. Je pense à Éric Bouchenoire, son second qui le suit partout depuis plus de quinze ans. Je pense aussi à Frédéric Anton qui a trois étoiles au Pré Catelan à Paris. On disait que les trois plus grands cuisiniers du monde c'était Paul Bocuse, Joël Robuchon et Alain Ducasse. En sept mois on en a perdu 2 sur 3. C'est donc évident que notre métier est orphelin de ces géants. Quand Joël Robuchon vous donnait un conseil, il fallait l'écouter. J'insiste, mais techniquement il était au-dessus des autres. Il était très technique sur des plats simples. Il ne faut pas oublier que Joël Robuchon s'installe dans son premier restaurant (Jamin) en 1981. En mars 1982, il a une étoile. En mars 1983, il obtient la deuxième et en mars de l'année suivante, la troisième. En deux ans et demi, il a eu 3 étoiles. Ce n'était jamais arrivé. À l'époque, Michelin ne donnait pas deux étoiles à un restaurant d'un coup. Ils les donnent plus facilement aujourd'hui. Il a été connu pour deux plats principalement. Sa purée évidemment, mais aussi le merlan frit Colbert. À une époque où dans un trois étoiles on ne devait manger que des plats de luxe, du caviar, du foie gras, du homard, lui, avait mis un merlan au sommet de la gastronomie. C'est ça qui fait sa grandeur, parce que c'est plus facile de travailler du homard que des produits plus simples.”
Mathieu Viannay, chef deux étoiles du restaurant La Mère Brazier à Lyon : “Une grande perte pour la cuisine française”
“Quand j'ai passé mon Mof, Joël était le président du concours avec Monsieur Paul. Ils m'ont remis ma veste tricolore tous les deux. Cela restera à jamais gravé dans ma mémoire. C'était un très très grand cuisinier, sûrement un des meilleurs, c'est une grande perte pour la cuisine française.”