Ou le ballet matinal quotidien de l'industrie agroalimentaire dans les restaurants lyonnais.
La scène se déroule tous les matins dans les rues de Lyon : un va-et-vient incessant de camions réfrigérés livrant les restaurants de la ville.
Il y a six ans, lors d'une enquête de Lyon Capitale sur La face cachée de la gastronomie lyonnaise*, ces mêmes camions restaient curieusement banalisés. En 2014, les industriels de l'agroalimentaire ne se cachent plus : ils sont rentrés dans le paysage comme un boeuf dans sa daube.
Les émissions de télé-réalité culinaire on bien aidé :pour leurs trois premières saisons, MasterChef et TopChef ont trusté 133 et 49 millions d'euros. Et parmi les plus gros annonceurs, devinez quoi : 4 sur 10 représentent l'agroalimentaire - Unilever France et Ferrero, devant Carrefour, Danone, McDonald's et Nestlé. Une véritable "autoroute pour la publicité" explique Virginie Spies, sémiologue de l'image et analyste des médias à l'université d'Avignon.
La cuisine-réalité, c'est promettre aux annonceurs "une soirée de discours très valorisant pour la consommation de leurs produits, car on n'y parle ni diététique, ni surpoids, ni maladies" explique à Lyon Capitale Valérie Patrin-Leclère, chercheuse et responsable du département Médias et communication au Celsa (Centre d'études littéraires et scientifiques) de Paris-Sorbonne.
Partenaire officiel de la cuisine mondialisée
Bref, l'industrie agroalimentaire est devenue le partenaire officiel de la cuisine mondialisée. Les chefs sont menottés. La starification à outrance n'est certainement pas étrangère à tout cela.
Si les géants de l'agroalimentaire se ferment comme des huîtres quand on cherche à connaître leurs procédés de fabrication ou le best seller de leurs plats préparés, ils sont en revanche très causants sur leurs opérations "d'image ".
Brake est ainsi partenaire de l'école de formation et de conseil d'Alain Ducasse, mais aussi des trophées "Grands de demain" du guide gastronomique Gault&Millau ou des Toques Blanches Lyonnaises. Ces mêmes Toques Blanches avec qui il organise un concours de cuisine récemment présidé par le chef de cuisine de l'Élysée – le clin d'oeil n'est pas anodin.
Nestlé sponsorise The World's 50 Best Restaurants, Metro les Bocuse d'Or et l'émission de télé-réalité Cauchemar en cuisine, présentée par Philippe Etchebest, deux macarons à Saint-Émilion, sans compter l'achat de 1,5% de la superficie totale du Sirha, gigantesque salon pour les restaurateurs. La Semaine du goût, créée par Jean-Luc Petitrenaud, est financée par le lobbying du sucre, Tous au restaurant, initiée par Ducasse, a pour fournisseur officiel Unilever, tout comme Omnivore, guide et road festival "100% jeune cuisine". Madrid Fusion et Tokyo Taste, deux des plus grands salons culinaires, sont sponsorisés "par les plus grands fabricants d'additifs " insiste le journaliste Jörg Zipprick.
Cours de la bouffe et fait maison
Davigel livre par exemple plus de 1 500 restaurants dans le Grand Lyon. Soit près de 25 tonnes de marchandises livrées quotidiennement. Soupes de poissons, croustillants au chocolat, omelettes norvégiennes, tagliatelles aux oeufs, plats cuisinés... Tout s'échange en quasi continu dans une immense pièce, à Corbas. Une salle des marchés en quelque sorte. Ici, point de CAC 40 ou d'indice Nikkei, mais le cours de la bavette d'aloyau. Une vingtaine de commerciaux, oreilles pendues au téléphone, scrutent leur ordinateur. Au bout du fil des commerciaux, des restaurateurs de la région.
Une fois les commandes passées, direction l'immense garde-manger réfrigéré à moins vingt degrés, un frigo taille dinosaure capable de contenir 900 à 1 000 tonnes de marchandises surgelées (contre 75 tonnes de frais). De quoi nourrir toute la population de Lyon pendant trois jours et demi**.
Dernier coup de maître des industriels de l'agroalimentaire : avoir fait main basse sur le label gouvernemental "fait maison" (lire le dernier numéro de Lyon Capitale).
Cartes longues comme un jour sans pain, plats qui se ressemblent trop d'un restaurant à l'autre, mélange des genres (spécialiste des moules marinières et authentique bouchon, ça existe à Lyon !), plats intemporels (sans produits de saison), poissons jamais entiers (seulement en filet, en brochette, en papillote), produits trop bien calibrés sont autant d'indications qui devraient vous faire fuir un restaurant.
Et regardez, le matin en allant travailler, où les camions des industriels s'arrêtent...
* Produits, réseaux, guides. Gastronomie : le grand tabou. Enquête publiée en décembre 2008. Guillaume Lamy et Slim Mazni.
** selon la FAO, l'organisation de l'ONU pour l'alimentation et l'agriculture, une ville de 10 millions d'habitants a besoin de 6 000 tonnes par jour pour subvenir à ses besoins.