Michel Chabran
Michel Chabran, mi-octobre rue Mercière, devant le Bistrot de Lyon, de son copain Jean-Paul Lacombe @Guillaume Lamy

"Perdre une étoile, ça vous fout un de ces coups… J'ai pleuré comme un gamin"

Michel Chabran a créé, depuis près d'une demi-siècle, une institution gastronomique à Pont-de-l'Isère, en bord de la Nationale 7, chantée par Trenet.

D'un bistrot de bord de route, Michel Chabran a fait une adresse étoilée. 45 ans chef étoilé, dont 15 avec deux étoiles, Michel Chabran a passé la main à son fils Louis. La famille tout entière est impliquée dans la gestion de la maison Chabran : six établissements autour de Valence. Il raconte son parcours dans Cuisine et Nationale 7 paru chez Glénat. Aujourd'hui, le groupe Chabran, c'est 6 établissements, 80 employés, 125 000 de couverts par an et 7 millions d'euros de chiffre d'affaires. 

Lyon Capitale l'a rencontré au Bistrot de Lyon, le précurseur canaille lyonnais de son "grand copain" Jean-Paul Lacombe, entre une salade lyonnaise, assiette de Saint-Cochon (andouillette, boudin noir, travers), une quenelle de brochet et un Gnafron au rhum...

Jean-Paul Lacombe et Michel Chabran, mi-octobre au Bistrot de Lyon @Guillaume Lamy

Lyon Capitale : pourquoi avoir écrit un livre ?

Michel Chabran : Ce sont tous mes bons copains qui m'ont un peu poussé à raconter mon parcours, les beaux moments, les rencontres que j'ai pu faire dans ma vie. J'ai eu la chance de de côtoyer, dans tous les secteurs, des gens d'exception. Et puis, sans fausse modestie, ce livre permet de laisser une trace. Mes enfants, mes petits-enfants sauront d'où ils viennent, comment ça s'est passé.

Vous racontez votre itinéraire de chef étoilé en bordure de la mythique Nationale 7. En quoi cet emplacement vous a « envoûté » selon vos propres mots ?

J'ai grandi en bord de cette Nationale 7, dans le café du village de mes grands-parents, à Pont-de-l'Isère, qu'ils avaient racheté en 1935, après un périple entre Paris et Lyon. J'étais gamin. Imaginez ce long ruban d'asphalte qui se déroulait à l'infini devant mes yeux et qui m'offrait chaque jour le spectacle fascinant de belles bagnoles. J'humais les bonnes odeurs d'huile et d'essence lorsqu'elles entraient en fille indienne dans le garage de l'époque, devenu aujourd'hui la réception de la Maison Chabran. Cette route amenait des routiers, des vacanciers, tout un monde en voyage. Parmi nos hôtes de passage, la famille Berkel, propriétaire de l'entreprise qui avait conçu les fameuses machines à trancher le jambon, rouges, encore très en vogue aujourd'hui. Ils arrivaient dans une magnifique Studebacker décapotable. Je me souviens aussi de la Jaguar type E de Simone Signoret et d'Yves Montand. Ces belles mécaniques, cette élégance et cette joie de vivre des voyageurs en route vers de nouveaux horizons séduisants m'envoûtaient. J'ai donc grandi au milieu des voyageurs, mais aussi des villageois pour qui le bistrot était un lieu de rendez-vous. J'ai tout le temps été collé à ma grand-mère Léonie derrière le fourneau. J'ai baigné dans cette ambiance de cuisine généreuse. Avec mon père Albert, à la ferme Chabran, je jouais dans l'écurie près des vaches, des petits veaux et dans le jardin où poussaient fruits et légumes à profusion. J'ai vraiment été envoûté par cette Nationale 7 et pour y rester, je suis devenu cuisinier.

Vous avez eu, d'un côté, des grands-parents producteurs et, de l'autre côté, des grands-parents bistrotiers. Votre vocation était toute trouvée ou avez-vous cherché votre voie ?

J'ai fait une scolarité normale. Je marchais pas trop mal, j'étais un élève correct. J'avais 14/15 ans, je ne savais pas encore trop quoi faire. Mais un matin, alors que je partais prendre mon train à la garde de la Roche-de-Glun, à 7 heures et quart, mon grand-père me lança, à propos du bistrot familial, qu'un gars venait le soir pour l'acheter. Je n'ai jamais su si mon grand-père me tendait une perche, sil voulait sonder mes intentions, me faire réfléchir ou si c'était le fruit du hasard. A cette époque, pas mal de rapatriés d'Algérie s'installaient en métropole et recherchaient des biens à acquérir ou des commerces à exploiter, notamment en bord de Nationale 7. Vendre l'hôtel-restaurant, ce n'était pas possible pour moi. Je me souviens qu'il ma dit : « tu sais, on est âgés, on va vendre.... à moins que tu ne fasses une école hôtelière ». Je lui ai répondu « d'accord, inscris-moi ».Tout s'est fait très vite. Le 1er juillet 1960, j'entrais en apprentissage avec un contrat de trois ans dans les cuisines du restaurant Pic à Valence, double étoilé au guide Michelin.

Dix ans plus tard, vous deveniez propriétaire...

J'avais 25 ans, et je prenais les rênes de l'hôtel-café-restaurant. Je travaillais dans l'établissement depuis cinq ans déjà. Les affaires marchaient bien, l'activité progressait, et même avec deux salariés, on était parfois débordé avec ma femme. La cuisine, exigüe, limitait les possibilités d'embauche. On était à l'étroit, même pour recevoir les clients, malgré nos deux salles de réception. C'est bien simple, on ne savait plus où mettre les gens. A l'époque, on avait un maire très visionnaire, André Despesse. Il a engagé de nombreux travaux transformant le village de Pont-de-l'Isère en commune moderne. Il a tellement été apprécié qu'il a été élu pendant trente-six ans dans le fauteuil de maire. A l'époque, il était en quête d'un terrain pour organiser le service de dépôt des ordures. Il m'a alors proposé l'échange de la petite place du village située à l'ouest de mes bâtiments contre une carrière, inutilisée, d'un demi-hectare que je possédais à la sortie du village. L'affaire conclue, on a engagé des travaux énormes, avec une nouvelle salle de restaurant une cave à la mesure de notre activité, une nouvelle cuisine... On faisait 50 millions de centimes de chiffre d'affaires, les travaux coûtaient le triple. Tout a été d'une modernité révolutionnaire. On s’était inspiré du designer Pierre Paulin qui était connu pour avoir décoré l'Elysée sous la présidence de Pompidou. Là, on a changé de division : on est passé de quatre salariés à quinze, de la bistronomie à la gastronomie. Les médias parlaient de plus en plus de nous , les guides touristiques nous ont répertorié.

L'hôtel Michel Chabran

En 1975, vous rencontrez Paul Bocuse. En quoi cette rencontre a-t-elle été déterminante ? 

Un jour que je skiais à Courchevel, je me suis retrouvé fortuitement à côté du président de la République Valéry Giscard d'Estaing. Je me suis présenté et l'ai félicité par avance de la remise prochaine de la Légion d'honneur à Paul Bocuse. Je me souviens très bien qu'il m'a répondu ceci : « Cher ami, vous êtes cuisinier, restez donc avec nous et skiez avec Anne-Aymone, elle skie bien mieux que moi. » On était en 1975 et Paul Bocuse allait être distingué lors d'une cérémonie à l’Élysée, celle-la même ou fût créé la fameuse soupe VGE, un bon petit bouillon aux truffes et au foie gras, recouvert d'un feuilleté. Les discussion et les contacts tissés ce jour-là allaient m'ouvrir la porte de studios de télévision quelques années plus tard, lorsque mon nom serait plus connu. Mon premier contact avec Paul Bocuse fut un moment inoubliable, un tournant décisif dans mon parcours de cuisinier. Ce fut lors d'un dîner un dimanche soir chez lui. Le courant est passé immédiatement. Il a contribué à la notoriété de toute une génération de professionnels qui ont pu s'émanciper des établissements où ils étaient cantonnés dans l'ombre. Pendant longtemps, les cuisines étaient localisées dans les sous-sols surchauffés, mal ventilés, avec des conditions de travail épouvantables, où il fallait une véritable détermination personnelle pour résister à la consommation d'alcool. Cet homme de communication a profondément modelé la figure du cuisinier en ouvrant une nouvelle voie. Cette soirée là fut doublement historique car j'allais aussi rencontrer Nicole Seitz, une grande dame patronne de l'activité commerciale de Grand Marnier. Elle avait fondé l'association des jeunes restaurateurs un an plus tôt. Elle m'a ouvert les portes de cette organisation où j'allais évoluer aux côtés des plus grands noms de la restauration française. Moi, le petit mec de Pont-de-l'Isère, héritier du bistrot du grand-père, loin des étoiles, je me retrouvais entre Jean-Paul Lacombe et Michel Rostang, tous deux encore mes meilleurs amis, quarante-six ans plus tard. J'avais 30 ans. Alain Chapel ou Frédy Girardet me donnaient envie de personnaliser encore plus ma cuisine, Michel Guérard ou Troisgros m'encourageaient à avancer, à continuer de prouver. Quel bonheur alors d'accueillir Paul Bocuse ou Alain Chapel à Pont-de-l'Isère ! J'étais dans la spirale du bien faire, du faire savoir et du faire faire, comme l'a souvent dit Bocuse. On parlait de plus en plus de nous, on nous invitait pour la sortie des guides. Il y avait dans ces relations professionnelles beaucoup d'amitiés. 

La Grande Table

Quel regard posez-vous sur les jeunes cuisiniers actuels ?

J'ai le sentiment qu'aujourd'hui une certaine solitude naît de l'éphémère. Les relations d'amitié sont balayées par le business, la course incessante. C'est dommage. Entre copains et cuisiniers, nous nous sommes bien amusés, nous avons cultivé des liens fabuleux entre chefs, ce qui n'a pas gêné la réussite en affaires.

Quel a été le tournant de votre carrière ?

Octobre 1976. J'étais en dégustation à Morey-Saint-Denis, en Bourgogne, sur le domaine de mon ami vigneron Jacques Seysse, lorsqu'il me dit : « On parle de toi dans L'Express ! ». C'était Bocuse qui avait envoyé un journaliste chez moi en lui glissant : « il faut que tu ailles voir là-bas, il y a un mec, au bord de la 7, il est sympa, le gamin. » Je ne trichais pas sur les produits, j'étais dans le vrai.

C'est là que tout est véritablement parti. Le chroniqueur, Claude Joly, avait frappé fort en écrivant « Un scandale ! Chabran n'a ni étoile, ni coq, ni toque ! ». Cet article a été le détonateur. Un an plus tard, on décrochait une étoile au Michelin. Les coqs du guide Kléber et les toques du Gault & Millau arrivèrent dans la foulée. Deuxième étoile en 1985.

Perte d'une étoile en 1989, retrouvée deux ans plus tard et conservée pendant quinze ans. Quand on perd une étoile, qu'est-ce qu'un chef ressent ? 

C'est l'horreur, ça vous fout un de ces coups... J'ai pleuré comme un gamin. Mais il fallait avancer. En 1994, j'ai ouvert à Valence le Bistrot des Clercs, puis Le Petit Clerc en 2015, Le Quai à Tain l'Hermitage en 2017, et Almacita, avec sa cuisine sud-américaine à Valence en décembre 2023. Aujourd'hui, sur l'ensemble des établissements, il y a 80 employés, pour 125 000 de couverts par an et 7 millions d'euros de chiffre d'affaires. 

Quels sont vos projets ?

En 2022, j'ai passé la main à mes enfants Carole et Louis sur toutes les activités du groupe : la Maison Chabran à Pont-de-l'Isère, Le Quai à Tain l'Hermitage, Le Bistrot des Clercs et Le Petit Clerc à Valence. La suite de l'histoire s'annonce belle car elle est ancrée dans notre village où elle s'écrit dans la continuité des générations. Je suis heureux de laisser un outil magnifique où se construit l'avenir.

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