Il y a quelques jours, l’affaire du blanchiment de fraude fiscale coûtait son poste de ministre du Budget à Jérôme Cahuzac. Mais cette technique de corruption a aussi un coût économique. Car la fraude fiscale serait, chaque année, pour la France un manque à gagner de 100 milliards d’euros.
Décryptage avec Éric Vernier, spécialiste du blanchiment et auteur de Techniques de blanchiment et moyens de lutte*.
Qu’est-ce qu’un blanchiment de fraude fiscale ?
Le cas Jérôme Cahuzac est un cas parmi tant d’autres. “Les affaires de blanchiment de fraude fiscale se comptent par milliers dans le monde et en France”, assure Éric Vernier, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégies (IRIS). La technique suit toujours la même logique, explique-t-il : “Il y a d’abord une fraude fiscale, qui consiste à cacher son argent dans un paradis fiscal pour échapper à l’impôt.” Dans le cas présumé de Jérôme Cahuzac, la Suisse. Un compte chez UBS aurait été ouvert pour recevoir les sommes versées par des laboratoires pharmaceutiques pour lesquels l’ancien ministre travaillait, via sa société Cahuzac Conseil, créée en 1993.
“Ensuite, reprend Éric Vernier, l’acte de blanchiment consiste à faire sortir l’argent pour l’investir, dans l’immobilier notamment. Il se fait par le prêt adossé ou autofinancé. La banque suisse sert de garantie à un emprunt dans une filiale de la banque en question ou dans une autre banque grâce à des sociétés écrans qui se portent garantes.” L’emprunt devient alors tout à fait légal.
Sera-t-il possible de connaître la vérité dans l’affaire Cahuzac ?
L’information judiciaire qui vient d’être ouverte sur un éventuel blanchiment d’argent a été confiée à deux juges d’élite en matière de justice financière : Roger Le Loire et Renaud Van Ruymbeke. “La preuve est très compliquée à amener, car de nombreux pays et sociétés écrans sont impliqués, poursuit le spécialiste. Le juge doit demander des commissions rogatoires internationales qu’il est souvent difficile à obtenir.”
Selon le site Mediapart, à l’origine de la révélation de l’affaire en décembre 2012, l’hypothèse est que Jérôme Cahuzac a transféré ses avoirs de la Suisse vers Singapour en 2010. “Avec la levée du secret bancaire en Suisse, de nombreux déposants bancaires ont transféré leurs comptes à Singapour, précise Éric Vernier. Et je suis quasiment certain que l’on ne pourra rien sortir sur un plan judiciaire de là-bas. Singapour n’a aucun intérêt à être coopératif, car ce système est son gagne-pain. En revanche, les éléments de preuve seront plus faciles à rapporter depuis la Suisse.” Si le blanchiment est avéré, Jérôme Cahuzac risque cinq ans d’emprisonnement et 375.000 euros d’amende, le double en cas de blanchiment aggravé.
Le blanchiment d’argent a-t-il des conséquences sur l’économie ?
“On estime le blanchiment d’argent à 3.500 milliards de dollars chaque année dans le monde, soit 5% du PIB, confie Éric Vernier. Si l’argent sale a un coût humain – parce qu’il provient de la drogue, de la prostitution –, l’argent du blanchiment est réinvesti dans l’économie, en particulier dans l’immobilier. Au total, il représente une fois et demie le PIB de la France ! La fraude fiscale en France représente chaque année un manque à gagner de 100 milliards d’euros. De quoi remettre les comptes à l’équilibre !”
“Le blanchiment a toujours existé, mais sa progression est inquiétante depuis les années 1990, du fait de la dérégulation mondiale et de l’ouverture des frontières. Avant, cette pratique restait cantonnée très localement. Le blanchiment se faisait dans la ville où l’argent sale avait été gagné. Il s’est mondialisé.” L’inquiétude porte aussi sur le mélange des genres : “Aujourd’hui, l’économie est totalement mélangée entre l’économie “noire” (l’économie du crime, de la drogue), l’économie “blanche” (légale) et l’économie “grise” constituée par la fraude fiscale, les abus de biens sociaux, etc. L’argent noir passe dans l’économie légale, l’argent gris passe dans l’argent noir, etc.”
Comment peut-on lutter contre le blanchiment de fraude fiscale ?
“Il faudrait d’abord savoir à qui on s’attaque, répond Éric Vernier. On perd beaucoup trop de temps à contrôler les salariés, alors qu’il est très difficile pour eux de frauder. En revanche, on passe moins de temps à vérifier les comptes des grands groupes, qui profitent des failles. Par exemple, si l’on prend Google, Amazon, Facebook et Microsoft, le manque à gagner pour l’État français est d’un milliard d’euros. Il faut aussi repenser la fiscalité. Aujourd’hui, tous les grands fiscalistes travaillant pour les grands groupes parviennent à trouver toutes les failles pour faire de l’optimisation fiscale. Les techniques de fraude sont toujours aussi novatrices, mais on a les mêmes impôts depuis un siècle. Notre fiscalité est en retard avec son temps. Et l’on a aussi un train de retard avec le blanchiment.”
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* Techniques de blanchiment et moyens de lutte, éditions Dunod. La 3e édition sort le 10 avril.
Aucun moyen de contrôler, Singapour et les autres paradis fiscaux ne collaborent pas, et pourtant les journalistes deviennent inquisiteurs et jettent en pâture des personnalités sur leur seuls préjugés. Inquiétante dérive journalistique.