Chaque année, 140 000 jeunes de 16 ans et plus sortent du circuit scolaire sans diplôme ni qualification. Alors que le Gouvernement s’est donné pour objectif de diminuer leur nombre de moitié d’ici à la fin du mandat de François Hollande, Lyon Capitale a enquêté. Comment ces jeunes en sont-ils arrivés là ? Peuvent-ils avoir une seconde chance ?
Majoritairement issus de milieux défavorisés, les jeunes “décrocheurs” appartiennent généralement à des familles souffrant d’instabilité. Dépassés par leurs propres problèmes, les parents relâchent leur exigence quant à la scolarité de leur enfant. “Livré à lui-même, ce dernier aura tendance à choisir la solution de facilité, et préférera se tourner vers les copains – avec le risque de se retrouver sous mauvaise influence – plutôt que d’aller à l’école”, explique Philippe Rock, directeur de la fondation AJD, qui accompagne les enfants, adolescents et jeunes adultes en situation de détresse et d’exclusion vers l’autonomie et la citoyenneté.
“Les parents sont parfois tellement submergés par leurs difficultés – chômage, situation financière critique... – que le jeune se retrouve dans certains cas le seul de sa famille à se lever le matin. Ce n’est pas très motivant”, ajoute une des éducatrices spécialisées de la fondation.
La responsabilité de l’Éducation nationale
Mais l’école a aussi sa part de responsabilité dans la prise en charge des enfants qui connaissent des difficultés scolaires... En effet, l’Éducation nationale peine à trouver des solutions satisfaisantes pour ces enfants qui ne rentrent pas dans la “norme” par leur comportement ou leurs difficultés à se concentrer sur leur apprentissage.
En fin de 3e, une formation professionnelle est généralement envisagée. Orientation ressentie comme une sanction par l’enfant : les filières professionnelles sont peu valorisées en France et souvent très éloignées des choix de l’adolescent. Il faut savoir que, depuis 2008, c’est un logiciel informatique de l’Éducation nationale qui décide en dernier lieu de la filière professionnelle attribuée à l’élève, après que le conseil de classe a décidé du passage en lycée général ou professionnel. Ainsi, le logiciel Affelnet (Affectation des élèves par le Net) a remplacé la commission d’enseignants qui statuait auparavant sur les dossiers d’orientation des collégiens de 3e. Y sont intégrées un certain nombre de données : vœux de l’élève, notes, compétences, zone géographique... Quid de la motivation réelle de l’élève ?
“Il n’est pas rare de voir des jeunes filles qui souhaitent faire un CAP Petite enfance se retrouver en CAP Pressing ! déplore un des éducateurs de rue de la fondation AJD. Là où les filles vont s’accrocher et continuer leurs études malgré tout, les garçons abandonnent souvent, et très vite, parfois dès les vacances de la Toussaint !”
L’angoisse des parents
Fait plus rare et moins connu, certains “décrocheurs” sont issus de classes sociales favorisées. Ici, c’est généralement le phénomène inverse qui s’est produit : les parents ont une exigence scolaire très forte et la prise en charge de l’enfant est maximale. Constamment sur leur dos, les parents n’hésitent pas à faire à la place de l’enfant. “Cela lui renvoie des messages négatifs : Tu n’es pas capable..., nous n’avons pas confiance en toi..., explique Marie Guilhem Schwartz, psycho-praticienne au Centre de recherche sur l’interaction et la souffrance scolaire (Criss, Lyon 4e). Du coup, l’enfant perd confiance en sa capacité à réussir, se démobilise. Il ne fait plus correctement les apprentissages... Et c’est un véritable cercle vicieux qui s’installe.” Écrasé par une vision quelque peu rigide de la réussite, n’ayant plus d’autonomie, l’enfant ne se prend plus en charge, rejette l’école et décroche.
“Derrière cette hyperprotection des parents, se cache en réalité une très grande angoisse : que leur enfant ne réussisse pas, souligne Marie Quartier, cofondatrice du Criss. Les parents que nous recevons – sans leur enfant qui, lui, ne veut surtout pas nous voir – avaient au départ de grandes ambitions pour lui. Ils espèrent maintenant qu’il pourra au moins intégrer une formation professionnelle.”
Là aussi, l’école est largement fautive, et ce dès la maternelle. “L’école responsabilise beaucoup trop les parents, notamment en classe de CP, où l’apprentissage de la lecture se fait sur un mode anxiogène”, déplore Marie Quartier, qui a elle-même exercé comme enseignante.
Décrochage scolaire et social
Impatience ? Méconnaissance du monde du travail ? Les jeunes décrocheurs sont persuadés de pouvoir gagner de l’argent tout de suite. Malheureusement, ils se retrouvent confrontés à des difficultés d’insertion professionnelle et au chômage, et ils entrent rapidement dans un processus de galère. Un constat confirmé par Bénédicte Petreau, qui a accompagné pendant deux ans des jeunes décrocheurs qui avaient intégré l’école de la seconde chance de Montereau, en Seine-et-Marne : “En fait, en quittant l’école, les décrocheurs espèrent gagner leur vie. Ils ont souvent des “plans”, vont chez un copain qui connaît quelqu’un qui a soi-disant du boulot pour eux... et déchantent très vite.”
Pour certains, le décrochage scolaire s’accompagne d’un décrochage social. “Les jeunes décrocheurs n’ont plus envie de faire grand-chose, ils se replient sur eux-mêmes, dorment le jour, dépriment... Rien que les faire sortir de chez eux pour aller faire une démarche, cela peut prendre trois mois ! souligne une éducatrice spécialisée de la fondation AJD. Sans compter que certains entrent dans des réseaux de délinquance...”
Les jeunes décrocheurs issus de milieux favorisés n’échappent pas à ce fléau : “Il n’est pas rare que parents et enfant ne se supportent plus, explique Marie Guilhem Schwartz. D’autant plus que le grand adolescent décrocheur est souvent animé par un véritable sentiment de colère contre ses parents, qu’il considère responsables de la situation. Le jeune se lève très tard, passe sa journée sur l’ordinateur, il n’a pas ou peu d’amis, sort très peu de chez lui. Il est devenu en quelque sorte inadapté. Il n’est plus en contact avec la réalité, il n’a plus de ressource.”
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La pédagogie française remise en cause
En amont, il est évident que l’enfant a besoin de la présence de ses parents tout au long de sa scolarité. Des parents disponibles, qui accompagnent l’enfant, mais ne font pas à sa place. Les parents doivent lâcher prise pour que leur enfant apprenne à se débrouiller, qu’il soit autonome et responsable par rapport à ses apprentissages. “Par exemple, les notes appartiennent à l’enfant, non aux parents, prévient Marie Quartier. À mon sens, l’Éducation nationale devrait supprimer le système Pronote [logiciel de gestion de vie scolaire, NdlR] par lequel les parents ont accès informatiquement aux notes de l’enfant. L’inquiétude sur les notes, c’est une sorte de vase communicant. Si les parents s’en soucient trop, l’enfant ne s’en inquiète plus. Cela le déresponsabilise.”
La pédagogie française, responsable de beaucoup d’échecs scolaires, est aussi à revoir. “Basée sur la concurrence, l’élitisme, la stigmatisation voire l’humiliation, la pédagogie française ne favorise qu’une poignée d’élèves, ceux qui plus tard feront les grandes écoles, regrette Marie Quartier. Ce que l’on voudrait dire aussi à Vincent Peillon, c’est qu’il faudrait diversifier la réussite scolaire en revalorisant les matières autres que les maths et le français. Et orienter la pédagogie sur le plaisir, la collaboration entre élèves et non la concurrence.”
Une “nouvelle chance”
Si l’on sait aujourd’hui identifier les décrocheurs, il faut maintenant les aider à “raccrocher”. Pour ce faire, le Gouvernement met en place un ensemble de dispositifs d’accompagnement, regroupés sous le label “réseau nouvelle chance”. Les missions générales d’insertion accompagnent le jeune décrocheur pour trouver une solution individualisée. Le maintien en formation initiale est parfois possible. Les lycées Nouvelle Chance accueillent alors ces jeunes au parcours chaotique, et leur proposent de reprendre leurs études. Sinon, ils peuvent être orientés vers les écoles de la seconde chance.
Ce réseau d’établissements aux pratiques pédagogiques innovantes s’adresse aux jeunes de 18 à 25 ans sortis du système scolaire sans qualification. Leur objectif : la réinsertion professionnelle et sociale du jeune, en l’aidant à mettre en place un projet professionnel. Le parcours dure de neuf mois à un an et a deux vocations principales : la maîtrise des formations de base – lire, écrire, compter, maîtriser l’informatique... – et l’intégration dans l’entreprise, notamment par le biais de stages. “Se réclamer de l’école est facilitant, c’est une carte de visite, souligne Bénédicte Petreau. En outre, l’intérêt des écoles de la seconde chance est d’éviter l’écueil du système scolaire de base. La pédagogie est orientée sur la conquête de l’autonomie. On aide le jeune, on l’accompagne, mais c’est lui qui doit faire.”
Redonner envie
Mais tous les décrocheurs ne peuvent pas intégrer ces écoles, tout simplement parce qu’ils n’en ont pas envie ! “Attention, pour entrer dans ces écoles, le seul critère est la motivation, prévient Bénédicte Petreau. Le jeune doit donc avoir encore un lien a minima avec la société, et un embryon de volonté.”
Malheureusement, beaucoup n’en sont déjà plus là. Démotivés, ils n’ont plus confiance en eux, ni dans les adultes. “Généralement, ce sont les familles ou les assistantes sociales qui nous envoient vers ces jeunes décrocheurs, expliquent les éducateurs spécialisés de la fondation AJD. Ce ne sont pas eux qui viennent nous voir. On les rencontre aussi dans la rue. Quand ils sont dehors en pleine journée, on se doute bien qu’il y a un souci avec l’école. Et, quand on discute avec eux, ils ne nous demandent pas qu’on les rescolarise ! Pourtant, on essaie quand même de remettre en contact l’école et la famille.”
Tout l’enjeu est d’aider ces jeunes à retrouver une motivation, à se reprendre en main : “Notre travail va consister à leur donner envie de faire quelque chose. Il faut être présent, les accompagner sur leur envie à eux et être vigilant pour ne pas faire les mêmes erreurs que le système classique, qui n’a pas fonctionné avec eux. Si on les force, cela ne marche pas. Tout doit se faire dans la libre adhésion.”
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Cet article est paru dans la rubrique Éducation de Lyon Capitale 719 (février 2013).