À l’occasion des 20 ans du génocide des Tutsis au Rwanda, Lyon Capitale a rencontré l’un des rescapés du massacre qui fit plus de 800 000 morts. Jean-Paul Ruta, 29 ans, nous livre ses souvenirs, avec la timidité du petit garçon qu’il était lors de cette tragédie.
Juriste dans un cabinet d’avocats lyonnais, Jean-Paul Ruta a le statut de réfugié politique. “J’ai des problèmes avec des voisins contre qui j’ai témoigné, au Rwanda.” Jusqu’à ce qu’il obtienne la nationalité française, il ne peut plus aller dans ce pays qui lui manque tant. Surtout en ce moment, alors que le Rwanda entame 100 jours de cérémonies en souvenir du génocide de 1994. “Quand on organise des commémorations, il y a des Hutus qui viennent et qui nous disent qu’ils ont honte, raconte Jean-Paul. Même s’ils n’ont rien fait, certains se sentent coupables pour leur communauté.”
“On se cachait dans les buissons”
Retour vingt ans en arrière, dans la ville de Rwamagana, à 50 kilomètres à l’est de Kigali. Jean-Paul a 9 ans et vit chez ses grands-parents avec ses cousins, oncles et tantes. Ses parents, ses deux frères et ses deux sœurs vivent séparément, ce qui les sauvera quand débuteront les massacres, le 7 avril 1994. “Des voisins hutus nous ont cachés les premiers jours, relate Jean-Paul. Mais ils avaient peur qu’on vienne fouiller chez eux, donc ils nous ont chassés. On a passé le reste du temps dans les forêts. Le jour, on se cachait dans les buissons, et la nuit on sortait trouver à manger.” Jean-Paul parle doucement, timidement, comme s’il redevenait le petit garçon qu’il était alors. Il perdra sa grand-mère, ses oncles, ses tantes et de nombreux cousins au cours du génocide.
Le jeu de l’horreur
À mesure que l’horreur s’impose dans son récit, ses yeux s’humidifient et ses silences deviennent plus lourds de sens. “Les tueurs, quand ils arrivaient, on entendait des sifflets, parfois ils chantaient, poursuit-il. Quand ils tuaient, c’était comme s’ils faisaient la fête. Ils tuaient toute la journée, et le soir ils rentraient pour manger la viande des vaches qu’ils avaient volées chez nous.” Le sifflet devient alors le signal d’une tuerie imminente, d’un jeu morbide et indicible où le Tutsi n’est rien d’autre qu’une proie.
De sa cachette, le petit Jean-Paul voit tout. “Un jour, j’étais caché quand ils ont sifflé, et mon oncle a couru. Il avait 25 ans, peut-être qu’il croyait qu’il pouvait leur échapper. Moi, j’avais trop peur, je ne pouvais pas bouger. Et ils l’ont tué, je l’ai vu. Après, ils ont fait le tour, et on a retrouvé des cadavres plus loin…” Sa voix s’éteint, et l’on ne peut qu’imaginer les visions qui traversent son esprit. “Je n’arrive pas encore à raconter en détail ce que j’ai vu, c’est trop dur, s’excuse-t-il presque. Je ne suis pas encore prêt.”
Retour à l’école
Pour Jean-Paul, la peur insoutenable de vivre son dernier jour s’est arrêtée dès la fin du mois d’avril. Après avoir libéré les préfectures de Kibungo et de Byumba, au nord-est du pays, les rebelles du Front patriotique rwandais ont atteint Rwamagana, prenant en charge les survivants. Quelque 3 000 rescapés ont été rassemblés au camp de Gahini, un espace sécurisé doté d’un hôpital. “Début juillet, quand on est retournés chez nous, il n’y avait plus de chez-nous”, reprend Jean-Paul.
Alors que les enfants hutus poursuivent leur scolarité, les petits Tutsis ne reprendront l’école, avec eux, qu’en septembre. “On se mélangeait, mais on ne se parlait pas.” Comment faire autrement ? Étudier semble déjà être un exploit. “Aller à l’école, c’était comme un devoir, explique Jean-Paul. Nos parents nous disaient : Ils ont commencé par tuer les intellectuels tutsis ; si vous restez à la maison, vous allez donner raison aux tueurs.”