En 2005, Jérôme Pierrat, spécialiste du grand banditisme, sortait son livre-enquête La Mafia des cités, dans lequel il dessinait la nouvelle carte de la grande criminalité. Dix-huit ans plus tard, il donne les clés pour comprendre.
Les règlements de comptes sur fond de trafic de drogue se multiplient un peu partout en France. Depuis le début de l’année 2023, 73 personnes ont trouvé la mort, dont un peu plus de 60 % étaient âgées de moins de 25 ans. En 2005, année du tout premier règlement de comptes en France (Marseille et Lyon) à l’arme de guerre, Jérôme Pierrat, journaliste spécialisé dans le grand banditisme, publiait son livre-enquête La Mafia des cités, dans lequel il dessinait la nouvelle carte de la grande criminalité. Dix-huit ans plus tard, il fait un bilan hallucinant.
Lyon Capitale : Quatre morts en un mois à Valence, en proie à une guerre de territoires dans plusieurs quartiers sur fond de trafic de stupéfiants. La drogue a gagné tous les territoires ?
Jérôme Pierrat : Au début, c’était concentré dans les grands hubs commerciaux : Paris, Lyon, Marseille. Et forcément, quand il y a concentration des trafics, il y a concentration des embrouilles. Ça a suivi dans les capitales classiques du banditisme, de la grande criminalité. Et comme le trafic de stupéfiants s’est déployé en étoile, il a commencé à inonder les villes moyennes, là où il y avait des bassins de population, puis les plus petites villes. En fait, les règlements de comptes ont suivi le mouvement du trafic de stupéfiants.
Concernant Valence, je modère un peu mes propos car la ville se situe dans un axe stratégique assez intéressant dans la région. Elle n’est donc pas complètement déconnectée des gros trafics, notamment à Lyon. En réalité, cela fait quelques années que ça bouge à Valence. En mai, il y a eu les quatre flingages, mais déjà il y a deux ans, il y a eu une série de règlements de comptes avec deux frères tués. D’ailleurs, l’un des morts de cette année n’est autre que le troisième de la fratrie. À l’époque, je me souviens avoir discuté avec des enquêteurs de la PJ qui m’avaient dit : “On est entre deux mondes, ces villes de moyenne importance mais qui sont situées sur des axes assez commerciaux.” Il y a une sorte de nœud commercial à cet endroit qui fait que ça bouge et ça shoote.
“À Lyon, le trafic est plus atomisé qu’à Marseille. On pourrait dire qu’il y a du travail pour tout le monde. C’est donc moins conflictuel”
Finalement, ce n’est pas tant la taille de la ville que la géographie qui compte.
Oui, exactement. C’est ce que j’appelle un hub commercial. Il faut se méfier quand on pense que dans une ville de 60 000 habitants, on ne comprend pas pourquoi les mecs s’entretuent, qu’il n’y a pas de raison, que le marché n’est pas si gros. En fait, c’est exactement comme la grande distribution : tu mets un E.Leclerc au milieu des champs parce que c’est au carrefour de plusieurs axes routiers. Les mecs qui tiennent les trafics étudient la zone de chalandise. C’est du commerce illégal avec les mêmes règles que le commerce légal. Ils ne sont pas débiles : ce sont ceux qui sont placés aux meilleurs endroits qui font le plus gros chiffre.
À Lyon, étonnamment, il n’y a pas de règlements de comptes. Comment l’expliquez-vous ?
À Lyon, le trafic est plus atomisé qu’à Marseille, on se rapproche d’une configuration presque parisienne, c’est-à-dire que toutes les banlieues de l’Est sont assez étalées. Donc, en gros, on pourrait dire qu’il y a du travail pour tout le monde. De temps en temps, ils se flinguent car ils sont quand même dans un business où on ne vend pas des abricots, mais il y a moins de frictions car c’est moins concentré. Lyon est donc moins conflictuel. Si tu veux avoir une analogie avec Marseille, c’est comme si tu mettais toutes les cités de Lyon, tous les points de deal, à Bron. En quinze jours, tout le monde se tirerait dessus. Il y a aussi une dimension “culturelle”. À Lyon, c’est plutôt un banditisme qui a toujours été assez discret, assez structuré. Et pourtant, depuis vingt-cinq ans, ce sont de gros intervenants à Lyon, parmi les plus gros importateurs de haschich de France, et de grosses équipes. Donc Lyon c’est différent, même par rapport à Grenoble où ils sont tous au même endroit, dans une espèce de cuvette.
Il ne faut donc pas avoir une vision simplement locale des faits, les réseaux étant tous internationaux.
Dans le trafic de stups, il y a plusieurs niveaux. Ce n’est pas quelque chose de linéaire : il n’y a pas le grossiste lyonnais qui envoie au semi-grossiste lyonnais, qui envoie au détaillant lyonnais. Généralement, les mecs commencent comme ça et après ils fournissent à d’autres équipes de Rennes, de Mulhouse. C’est comme ça qu’ils deviennent de gros importateurs. Ils sont vingt, trente à l’échelle internationale et sont tous à l’étranger. Et dans ce “Who’s Who”, il y a des Lyonnais parce que ce sont parmi les premiers à avoir émergé dans la spécialité. Entre Lyon, Saint-Étienne et Grenoble, il y a des gens qui travaillaient très sérieusement. Et à Lyon, ils ont été parmi les premiers importateurs de stups, particulièrement bien organisés. Quand les gens ne se tirent pas dessus, c’est plutôt un signe de professionnalisation, avec des gens créatifs, des filiales bien établies plutôt bien structurées.
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