Un assassinat est venu troubler vendredi dernier le paradis pour milliardaires. Les écologistes locaux avouent une certaine impuissance face à l’immobilier de luxe et au pouvoir de l’argent.
La spéculation immobilière. Le mal dont souffre l’Ile de Beauté est profond. Certes, l’assassinat vendredi dernier de Jean-Sébastien Gros ne semble pas a priori lié à cette guerre qui oppose les clans mafieux rivaux pour le contrôle de juteux territoires dans l’extrême sud. A priori… Les enquêteurs regardent plutôt du côté de l’exécution dans les années 2000 de son frère, Nicolas, proche du nationaliste François Santoni, lui-même abattu à la même époque. Une époque où nationalisme se confondait souvent avec business. Jean-Sébastien Gros officiait lui dans le milieu des bateliers qui embarquent les touristes pour de belles balades sous les falaises de craie. Autres rivalités. Autre business. En tout cas, l’affaire pue la vendetta.
Car ici, à l’extrémité de l’extrême sud, nous sommes dans une terre à part, sorte de laboratoire de la Corse de demain. La cité génoise, où l’on parle une langue que personne ne comprend dans l’île, concentre toutes les dérives d’une stratégie dédiée au tout tourisme et à l’immobilier de luxe.
Depuis maintenant une vingtaine d’années, Vincente Cucchi livre avec son association ABCDE une lutte sans merci contre un envahisseur un peu particulier : les people accueillis ici à bras ouverts. Ils pensent qu’avec leurs appuis locaux et surtout leurs portefeuilles bien remplis ils peuvent s’affranchir des règles d’urbanisme.
Car n’importe qui ne peut pas s’offrir une telle villégiature sous les vertigineuses falaises. Marie-José Nat, Gilbert Bécaud, Daniel Auteuil furent les premiers à jeter leur dévolu sur la belle Bonifacienne, mais sans ostentation ni esprit mercantile. Il n’en fut pas de même d’autres personnalités, telle Christine Ockrent qui s’est cassé le nez face à la résistance des écologistes en 2004. Après avoir acheté puis revendu une villa dans le site de Sperone, la Reine Christine a acquis une maison dans une parcelle limitrophe qu’elle a par la suite cédée à l’animateur Karl Zero. Le hic, c’est que la venderesse s’est mis dans la tête d’opérer un détachement de parcelle et de conserver une partie du terrain pour déposer un nouveau permis de construire – en violation des prescriptions d’urbanisme. Celui-ci fut finalement retiré sous la pression des écologistes.
Séguéla, la bête noire des écolos
Cette victoire très symbolique allait se confirmer contre la bête noire des écolos, le publicitaire Jacques Séguéla. Au terme d’un combat harassant, les écologistes ont finalement gagné et bouté Séguéla hors de Bonifacio en 2010. L’acteur Jean Reno, qui bénéficiait pourtant de solides appuis politiques du côté de Nicolas Sarkozy, fut contraint lui aussi de renoncer à ses projets.
Mais aujourd’hui, Vincente Cucchi ne cache pas son désarroi : "Nous sommes face à une nouvelle municipalité, qui est plus habile que la précédente. Ils ont des conseillers juridiques et il est beaucoup plus difficile de lutter. Les dossiers sont mieux montés. Les recours plus complexes." Jean-Charles Orsucci, élu en 2008, porte la double étiquette socialiste et nationaliste et s’attire en outre les bonnes grâces du pouvoir. Lors de sa visite à la fin de l’année dernière, Manuel Valls n’a pas manqué de venir sabrer le champagne sur le port actuellement en rénovation.
Vincente Cucchi insiste sur le rôle clef de grandes familles locales, passage obligé pour investir à Bonifacio. Les milliardaires sont attendus avec des offres clef en main qui comprennent achat du terrain, montage du dossier et construction. Ces derniers mois, certains arguments musclés sont avancés pour faire plier la vindicte des écolos, y compris la menace. "Une de nos militantes qui possède une petite maison en bord de mer a été victime d’un attentat. Quant à moi, on a jeté un cocktail Molotov sur ma voiture qui a fait long feu et j’ai porté plainte devant les gendarmes", raconte Vincente Cucchi. En quelques années, le climat semble s’être durci, sans doute aussi parce que de plus en plus d’argent circule. De l’argent venu des pays dits émergents. Les nouveaux milliardaires ont succédé aux people.
La maison à 20 millions de l'ami d'Abramovitch
L’arrivée sous le soleil de l’oligarque Vitaly Borisovitch Malkin en témoigne. Il avait beaucoup étonné ici, surtout que ce dernier venait de débourser (en 2008) 18,6 millions d’euros pour acquérir 500 hectares à Balistra, une zone de bord de mer a priori inconstructible. Il aurait par la suite dépensé 20 millions d’euros pour des travaux de viabilisation qui n’ont jamais commencé. Ami du patron du club de Chelsea, Roman Abramovitch, sénateur proche de l’ancien président Elstine, Malkin n’a pourtant rien d’un perdreau de l’année. Il s’est prétendu victime d’un promoteur local qui lui aurait assuré que le site serait prochainement constructible. Malkin a déposé plainte, ce qui a donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire à la JIRS de Marseille.
En 2006, les pires rumeurs couraient déjà sur cet espace remarquable protégé par la loi Littoral. Le premier adjoint de l’époque, Maurice Terret, nous avait alors assuré : "Affirmer que l’on va bâtir à Balistra est un non-sens, car ces terrains se situent dans une zone naturelle." Comme quoi, les temps changent.
Les écologistes, qui ne sont pas totalement rassurés, craignent un dérapage comparable à celui qui a défiguré dans les années 1980 l’île de Cavallo, située sur le territoire communal. Cet îlot de rêve a été aspiré par des capitaux mafieux italiens sans que l’Etat bouge le petit doigt. De somptueuses villas ont été édifiées, sans aucun permis. Le syndrome de Cavallo plane donc toujours sur "Bonif", preuve qu’ici ce qui gouverne vraiment, c’est l’argent. Et parfois le sang coule.