Ex-chroniqueur au Grand Journal de Canal+, Ollivier Pourriol revient sur une année d’incompréhensions et de tensions entre deux univers qui semblent incompatibles. Difficile d’être “intelligent, mais pas trop” en access prime time.
Un philosophe a-t-il sa place à la télévision ? Pas n’importe où, affirme Ollivier Pourriol, qui vient de publier un livre sur son expérience de chroniqueur au Grand Journal de Canal+. Agrégé de philosophie, il estime avoir échoué à se conformer au rôle d’“intello de service” de l’émission. Dès l’entretien d’embauche, c’est un dialogue de sourds : “Dans votre format, vous êtes sûr que ça peut entrer ? demande le philosophe. – Ça dépend de toi, répond le rédacteur en chef. Tu as envie d’y rentrer ?” Tout le problème est là : Ollivier Pourriol veut philosopher à la télévision, tandis que Canal+ veut “grand-journaliser”, pour ainsi dire, sa philosophie. Ça ne va pas marcher.
Il voulait faire du journalisme d’idées…
L’universitaire se bat pour obtenir une chronique d’une minute, alors qu’on lui demande d’arracher la parole sur le plateau, quitte à bousculer les invités : “Fais-les réagir. C’est tout ce qui compte.” L’oreillette lui inflige de cruels rappels à l’ordre. Ses interventions sont coupées au montage. Il n’a même pas le temps de lire les livres qu’il doit présenter en direct. Il suffit de les “respirer”, lui conseille un collègue, de regarder le début, la fin et la page 100 : “Quelqu’un qui arrive à la page 100, c’est qu’il a lu le livre.” C’est la désillusion. “Je voulais faire du journalisme d'idées à l'anglo-saxonne”, explique-t-il au journal Le Monde, à la manière de Malcom Gladwell dans le New Yorker. Il est plus souvent resté mutique sur le plateau.
… mais “on ne parle pas de poètes morts !”
La direction lui demande de faire de l’actualité, quand lui veut parler de culture au sens noble. Il prépare une intervention sur un spectacle de l’acteur Jean-Louis Trintignant récitant des vers de Vian, Prévert et Desnos… et voit débouler dans son bureau un adjoint du rédacteur en chef : “Non, non, non, le sermonne-t-il. On avait dit pas d’actualité culturelle !” Pourriol rétorque que “c’est de l’actu tout court : c’est Trintignant, quoi !” À court d’arguments, son chef répète que c’est impossible parce qu’“on ne parle pas des poètes morts” au Grand Journal. La phrase choque le philosophe, qui hésitera à en faire le titre de son livre. “Ce jour-là, confie-t-il à Télérama, j’ai compris que je n'y arriverais pas.”
S’adapter ou pas
Sur le site d’Arrêt sur images, cette candeur amuse Frédéric Taddéi : “C’est un super-livre ! Je me suis marré en le lisant et je vous ai plaint. Je vous ai plaint tout le temps, en me disant : Mais il ne comprend rien ! Ils lui expliquent tout, et il ne comprend rien.” Pour l’animateur de Ce soir (ou jamais !), l’équipe du Grand Journal a donné toutes les clés au chroniqueur en herbe : il faut être différent, innovant, éviter de trop réfléchir avant de prendre la parole… “Je pense qu’il ne faut pas s’adapter à tout”, persiste Pourriol. Lui s’est efforcé de rester fidèle à ses valeurs, avant de comprendre que ça ne pouvait pas marcher. “C’est comme si vous arriviez dans une pièce de Molière en disant : au lieu de faire Alceste, je vais faire moi”, résume-t-il aujourd’hui.
Mission impossible ?
“On sera toujours désavantagé, estime l’essayiste Alexandre Lacroix, auteur du Téléviathan et directeur de Philosophie magazine. Une bonne émission est une émission intéressante à regarder. Or le philosophe n’a rien à montrer : il enquête sur de l’invisible, des idées ; ce n’est pas un comédien, qui pourrait incarner ce qu’il dit.” D’ailleurs, les quelques programmes consacrés à la philosophie mettent les mots en scène : des citations apparaissent à l’écran, des images et des vidéos sont utilisées pour “montrer” les concepts, certains débats se déroulent dans des lieux supposés révéler quelque chose du sujet – une galerie commerciale pour parler d’argent, une gare internationale pour parler de l’Europe… “Ça peut fonctionner, mais ça reste moins performant qu’un James Bond”, ironise Alexandre Lacroix. De fait, aucun de ces programmes ne réalise une audience comparable à celle du Grand Journal.
La philosophie a néanmoins son petit succès : difficile en effet de zapper sans tomber sur Michel Onfray, Luc Ferry ou encore Michel Serres. Le prédécesseur d’Ollivier Pourriol, Ali Baddou, agrégé et chargé de cours à Sciences Po Paris, anime une émission le midi sur Canal+, La Nouvelle Édition. France 5 vient de lancer une nouveau dessin animé à destination des tout-petits (C’est quoi l’idée ?) et diffuse depuis octobre 2011 Les Grandes Questions, un programme qui se présente comme un “éclairage philosophique de l’actualité”. Sur Arte, Philosophie de Raphaël Enthoven a fêté sa centième émission en janvier et s’impose comme l’une des plus podcastées du Web. Même Ollivier Pourriol continue de parler de cinéma dans Le Cercle… sur Canal+ !
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On/off, Ollivier Pourriol, éditions Nil, avril 2013.
Le Téléviathan, Alexandre Lacroix, éditions Flammarion, 2010.