Cancers du sein : défaillances dans le dépistage

EXCLUSIF - Depuis 2009, les autorités de santé sont informées de dysfonctionnements de nombreux mammographes utilisés dans le dépistage du cancer du sein. Les femmes, elles, n’ont pas été averties. Chronique d’un dérapage sanitaire, sur fond de guerre entre industriels. Une enquête de Lyon Capitale, documents à l'appui.

“Des milliers de cancers ne sont pas détectés, en raison de défaillances de nombreux appareils de mammographie.” Le 25 octobre dernier, le représentant des radiologues français tirait une nouvelle fois la sonnette d’alarme, lors d’une réunion à l’Agence de sécurité sanitaire (ex-Afssaps, rebaptisée ANSM après l’affaire du Mediator). Autour de la table, une vingtaine d’acteurs – représentants des autorités de santé, des constructeurs et des organismes de contrôle de qualité – impliqués dans le dépistage du cancer du sein. Il s’agit de mettre fin à un imbroglio qui n’a que trop duré et qui pose de graves problèmes, à la fois éthiques et de santé publique. En effet, alors que la première alerte a été lancée trois ans plus tôt, on n’a toujours pas trouvé moyen de régler le problème. Et l’on continue à inciter les femmes à se faire dépister, tout en sachant que les résultats des examens peuvent être faux.

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Tout commence en 2009, lorsqu’une première étude menée dans le département des Bouches-du-Rhône compare les résultats obtenus avec les trois types d’appareils servant au dépistage. Depuis 2008, les machines analogiques ont progressivement été remplacées par des numériques pures DR (direct radiology) ou CR (computer radiology, un système à plaques qui peuvent être adaptées sur un appareil analogique), une technologie mixte. Stupeur, l’étude révèle que les CR détectent moins de cancers que les deux autres. Aussitôt informée, la Direction générale de la santé (DGS) demande à l’Institut national du cancer (Inca) et à l’Agence de sécurité sanitaire des études complémentaires, à plus large échelle cette fois.

Une première analyse sur 56 départements confirme les résultats observés dans les Bouches-du-Rhône. Elle est bientôt complétée par une autre, qui a passé au crible l’ensemble des 4,2 millions de mammographies réalisées en 2008 et 2009 chez les femmes de 50 à 74 ans. Le verdict tombe le 30 juin 2010. “Il ressort de cette analyse une variabilité importante du taux de détection sur les deux ans”, pointe la DGS.

Des appareils qui ratent des milliers de cancers

Un examen détaillé montre que les appareils numériques DR et analogiques repèrent environ 6,5 cancers pour 1.000 mammographies effectuées, quand les CR n’en détectent que 5,3 en moyenne. L’écart peut paraître minime mais, appliqué à des millions d’examens, il prend une tout autre ampleur. Cela signifie qu’on est passé à côté de milliers de cancers. D’autant qu’à l’intérieur même du groupe des appareils CR les taux de détection varient considérablement – de 3,7 à 5,7 – selon les marques. Or, ils sont majoritaires dans le parc français : à la fin du premier semestre 2010, la France compte 1.356 mammographes CR, pour 759 analogiques et 261 DR.

En cause, la qualité de l’image, qui ne permet pas toujours de faire la distinction entre tissus sains et malades. Le diagnostic dépend de la qualité des clichés. Ainsi, explique ce radiologue à la DGS, “on peut donc passer à côté de petites tumeurs et entraîner un retard au diagnostic, responsable d’un taux beaucoup plus élevé de cancers de l’intervalle [cancers déclarés dans l’intervalle entre deux examens, NdlR] avec atteinte ganglionnaire”. Il insiste : “Il faut mettre fin le plus rapidement possible à cette inégalité”, qui transforme le dépistage en une loterie. D’autant que les analyses ont révélé un autre point noir : ces mêmes appareils CR diffusent des doses importantes de radiation.
“On ne peut pas continuer comme ça, tonne Didier Houssin, à l’époque patron de la DGS, il faut changer les normes.” Car ces machines qui détectent moins de cancers satisfont pourtant aux contrôles effectués – sur la base des normes en vigueur, qui datent de 2006. Ce sont donc ces critères qu’il faut revoir.

Le 8 juillet 2010, lors d’une conférence de presse, Jean Marimbert, alors directeur général de l’Agence, annonce un renforcement des critères d’acceptabilité des appareils numériques – applicables aux machines DR comme CR –, l’objectif étant d’améliorer la qualité de l’image et de limiter les doses d’irradiation. On envisage des mesures drastiques. D’une part, et rapidement, toutes les installations – en priorité les machines CR – devront être contrôlées par les organismes agréés. D’autre part, par voie de “police sanitaire”, on pourrait arrêter l’exploitation des machines défaillantes. Après concertation avec toutes les parties prenantes – constructeurs, organismes de contrôle, radiologues –, les normes de 2006 sont remplacées en novembre 2010 par un nouveau protocole, validé par un organisme européen de référence, l’Euref (1). Il entre en vigueur le 28 janvier 2011.

Les appareils du leader Fuji sont les plus défaillants !

À partir de cette date, on repasse donc à la moulinette des nouveaux critères l’ensemble des mammographes, en commençant par les appareils CR. Une opération qui doit prendre plusieurs mois. Or,“très rapidement, note l’Agence, il est constaté un taux élevé de non-conformités dites graves nécessitant l’arrêt de l’exploitation des installations CR”. Quatre fabricants – Agfa, Carestream, Konica-Minolta et Fuji – se partagent ce marché. Tous, à des degrés divers, présentent des défaillances. Ainsi, 85% des machines Carestream ne passent pas les tests. Mais surtout, énorme surprise, “le taux atteint jusqu’à 65% des installations non conformes graves, au lieu des 5% attendus” chez Fuji, spécialiste mondialement reconnu de l’image et leader du parc français avec plus de la moitié des appareils.

Cette fois, ça chauffe du côté des radiologues. Ils ont investi des sommes considérables dans des équipements qui, au vu des tests, se révèlent défectueux. Ainsi, le docteur Régis Prévost, radiologue à Beauvais, explique-t-il (dans Le Quotidien du médecin du 21 avril 2011) qu’il a échoué au dernier contrôle de son mammographe Fuji, pourtant acheté en 2009 et autorisé par les pouvoirs publics. “Cette situation est intolérable”, déclare-t-il, puisqu’il risque de se retrouver dans l’impossibilité de continuer à pratiquer des mammographies, “au mépris de la campagne de prévention des cancers du sein mise en place par le Gouvernement”. Une affaire qui pourrait lui coûter cher : il a déboursé plus de 216.000 euros pour l’achat de ses deux appareils. Son cas est loin d’être isolé. Sur 567 contrôles similaires effectués sur les appareils Fuji, 366 présentent des non-conformités graves (2).

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Sur le terrain, la grogne monte, au point que bon nombre de radiologues annulent leurs contrôles par les organismes agréés, de peur de se voir interdire d’exercer leurs activités de dépistage. Devant la fronde, l’Agence recule et leur accorde une dérogation de trois mois. Les radiologues peuvent ainsi poursuivre l’exploitation en attendant la remise en conformité. Pour autant, martèle l’Agence, pas question de remettre en question le protocole entré en vigueur en janvier 2011. Ce serait revenir aux normes antérieures (celles de 2006), à l’origine de nombreuses défaillances de diagnostic et des doses d’irradiation importantes. Pas question !

Histoire de fantômes

C’est pourtant ce qui va se produire, à la suite d’un imbroglio politico-économique digne d’un thriller, dont on pourrait apprécier les rebondissements s’il ne s’agissait d’un problème de santé publique. Très vite, dès les résultats des premiers contrôles connus, trois des quatre constructeurs concernés par la technologie CR – Agfa, Carestream et Konica-Minolta – sont convoqués à la DGS. “Vous n’avez pas le choix, leur explique-t-on en substance. Soit vous remédiez immédiatement au problème, soit on arrête vos appareils.” Devant la menace, les trois industriels proposent une migration du système CR vers un autre, dit à aiguilles, qui satisfait aux nouvelles normes. De leur côté, les radiologues acceptent de mettre la main à la poche. Coût de l’opération : entre 30.000 et 60.000 euros par appareil.

Reste Fuji. De manière inexplicable, le principal fabricant n’est pas convoqué à la DGS. Jean-Pierre Smadja, le directeur général adjoint de Fuji, estime aujourd’hui que la raison en est très simple :“Personne ne s’attendait à ce que les machines Fuji, considérées comme les meilleures sur le marché, ne passent pas les tests.” Dans la foulée, le 6 avril 2011, se déroule à l’Agence une réunion qui rassemble une nouvelle fois l’ensemble des acteurs. Fuji reconnaît les problèmes et donne des garanties, ainsi “toutes les installations devraient, au prix parfois d’un upgrade [mise à niveau], être susceptibles de pouvoir satisfaire les nouveaux critères”, comme l’assure Jean-Claude Ghislain, en charge du dossier à l’Agence, dans un courrier adressé le 12 avril 2011 à Jacques Niney, président de la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR), qui s’inquiète de la situation et des répercussions sur la sécurité des patientes. Le Japonais cherche-t-il à gagner du temps pour préserver son chiffre d’affaires et surtout mieux préparer sa contre-offensive, comme le soupçonnent ses concurrents ? Une chose est sûre, sa riposte va faire l’effet d’une bourrasque et semer le chaos dans le paysage de la radiologie.

Fuji contre-attaque en dénonçant la qualité des contrôles

Début mai 2011, Fuji annonce ni plus ni moins qu’il remet en cause la fiabilité des outils utilisés par les organismes de contrôle de qualité (OCQE). Ce faisant, il porte le discrédit sur l’ensemble des tests effectués depuis le début de l’année 2011, avec les nouvelles normes. Ce point technique mérite une explication. Les OCQE – moins d’une dizaine en France – ont pour mission de veiller au bon fonctionnement des appareils. Tous les six mois, les machines sont soumises à inspection et, au besoin, révisées. À cet effet, les techniciens se servent principalement de deux outils : d’un côté, une plaque en Plexiglas et aluminium contenant des pastilles d’or, curieusement appelée “fantôme” ; de l’autre, un logiciel qui analyse les images et les restitue sous une forme lisible pour le radiologue.

Selon Fuji, c’est l’instabilité de ces outils – et non ses mammographes – qui explique les variations des résultats. “Fuji nous a abreuvés de rapports techniques montrant des résultats non stables, raconte ce technicien. D’abord, il a accusé le logiciel d’être instable. Mais nous avons vite démontré que c’était faux.” En effet, des images analysées cent fois donnaient cent fois les mêmes résultats. “Alors, Fuji a mis en cause la conception des fantômes. Mais, là encore, Artinis, le fabricant, a précisé qu’il garantissait la stabilité de sa fabrication.”

Intérêts commerciaux

Pour en avoir le cœur net, l’Agence décide, début juin 2011, de faire vérifier l’ensemble des fantômes utilisés par les organismes de contrôle. Fuji propose que les tests soient menés dans ses locaux de la banlieue parisienne, sur une de ses machines. Grincements de dents du côté des contrôleurs de qualité, qui exigent que le fabricant n’ait pas accès aux données. L’Agence accepte. Un de ses techniciens procède aux tests et emporte les images sur un disque dur pour les analyser. Fin juin, le verdict tombe : les outils de contrôle sont bel et bien défectueux.

L’Agence valide ainsi la thèse de Fuji. À la suite de quoi, elle remet en question les nouvelles normes adoptées en début d’année. À la place, on opte pour un protocole hybride, qui intègre la norme de dosimétrie définie en 2010 avec la qualité d’image de 2006, celle qui détecte moins de cancers. Ce faisant, explique un spécialiste, “on a aggravé les choses, car doses et images sont liées. Pour obtenir une meilleure image, il a fallu augmenter les doses”. Un radiologue ajoute : “En revenant aux normes de 2006, on a continué à sous-détecter.”

Fin du feuilleton ? Non. Car, une fois remis de leur stupeur, certains organismes de contrôle contre-attaquent et demandent à voir les résultats des tests menés par l’Agence. Celle-ci refuse. Les mêmes contrôleurs exigent alors que le dossier soit examiné et validé par l’Euref, l’organisme européen indépendant. L’Agence transmet, mais refuse de nouveau de communiquer aux intéressés le rapport de l’Euref. De quoi alimenter des soupçons déjà pesants. La DGS elle-même semble incapable de mettre la main sur ce mystérieux document. Le 7 octobre 2011, elle charge l’Agence de sûreté nucléaire (ASN) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) d’auditer la “méthode utilisée et fournie par l’Agence depuis le rapport de l’Euref et qui lui permet de conclure à la non-fiabilité (instabilité) des outils de contrôle et de la qualité image (3). La confiance règne !

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Des études que l’Agence refuse de rendre publiques

Pourquoi ne pas avoir publié cette étude et le rapport de l’Euref ? Nicolas Thévenet, aujourd’hui en charge du dossier à l’Agence, nous répond que “l’étude n’était pas très scientifique. Elle ne reposait pas sur une méthodologie reconnue au plan international”. Selon lui, “les tests démontraient un problème de reproductibilité des résultats, et l’Euref reconnaissait un problème avec les fantômes”. Mais, selon une autre source, l’Euref pointait surtout des “bizarreries”, voire des “irrégularités”, et concluait au final à l’impossibilité de valider les tests, entre autres parce que les images n’avaient pas été recueillies au bon format. D’où, sans doute, la volonté d’enterrer cette étude. Ce qui revient à dire que l’Agence a pris une décision de santé publique sur la base de tests que personne n’a vus et qui, de son propre aveu, reposent sur une méthodologie douteuse.

De là à soupçonner une manipulation, il n’y a qu’un pas, que certains n’hésitent pas à franchir. “À qui profite le crime ?” demande ce concurrent de Fuji, qui s’étonne de l’inertie “invraisemblable” des pouvoirs publics. En 2008, l’autorisation accordée aux appareils numériques dans le cadre du dépistage a créé un formidable appel d’air pour les constructeurs. Depuis, des géants mondiaux comme General Electric, Hologic, Philips, Siemens... se livrent une bagarre sans merci pour s’implanter chez les radiologues.“C’est la guerre”, confie l’un d’entre eux. D’autant que les mammographes jouent un rôle de locomotive sur le marché très juteux de l’imagerie médicale. Une fois entré dans la place, on espère vendre IRM, scanner, tomosynthèse, etc., des machines dont le coût peut atteindre jusqu’à 3 millions d’euros, pour un marché mondial estimé à près de 10 milliards.

A-t-on sacrifié la santé de milliers de femmes sur l’autel d’intérêts commerciaux ? Pour beaucoup, les atermoiements de l’Agence ont servi la stratégie du constructeur japonais. En effet, tout en conservant la mainmise sur le marché des machines CR, Fuji a eu tout loisir de préparer son entrée sur celui des machines numériques (DR), qu’entretemps il s’est mis à fabriquer. “Nos concurrents nous en veulent parce que, en une seule année, nous sommes devenus leader du marché numérique”, reconnaît Jean-Pierre Smadja. En cassant les prix ! fulminent les autres constructeurs.

Devant les tribunaux ?

Mi-janvier 2012, une sortie de crise semble se dessiner. Dominique Maraninchi, ex-patron de l’Inca et nouveau directeur de l’Agence, réunit de nouveau l’ensemble des acteurs. On examine les différents scénarios possibles, entre autres et une nouvelle fois celui d’arrêter toutes les machines défectueuses, par voie de police sanitaire (cette solution ne sera finalement pas retenue, car il aurait fallu stopper trop de machines, ce qui aurait compromis le dépistage lui-même). Jacques Niney, le président de la FNMR, insiste sur la nécessité de faire évoluer la situation au plus vite. Vous allez être exaucé, répond l’Agence, puisqu’un nouveau logiciel vient d’être validé par l’Euref, qui corrige les erreurs et, par là même, résout la question de l’instabilité des résultats. Cette fois, c’est sûr, on va repartir sur les bases du contrôle qualité adopté en janvier 2011. Et donc abroger une fois pour toutes les normes de 2006. Les contrôles des machines vont pouvoir reprendre. À la sortie, chaque partie se déclare enchantée de ces décisions. Il n’y a plus d’obstacles à la remise en place du protocole, explique-t-on du côté des radiologues. Seul l’Inca se montre réservé. En effet, comment pourra-t-on augmenter le taux de participation des femmes – qui peine à dépasser les 50% chez les 50-74 ans, alors que l’objectif fixé est de 80% – si l’on arrête des machines ?

Néanmoins, tout le monde s’attend à ce que les choses aillent vite, avec notamment un contrôle rapide des installations. Mais, à la stupéfaction générale, rien ne se passe. “C’est totalement incompréhensible”, observe ce radiologue. “Un vrai mystère”, ajoute un constructeur. Au final, il faudra attendre la fin novembre 2012, soit près d’une année, pour que l’Agence annonce sa décision d’abroger le protocole de 2006 et de revenir à celui de janvier 2011. La parution au Journal officiel est intervenue le 15 décembre dernier. À compter de cette date, un délai de quatre mois a été accordé aux fabricants pour mettre en conformité leurs machines si elles ne passent pas les tests avec les nouvelles normes. “Pourquoi ce nouveau délai alors que depuis janvier 2012 on est tous d’accord ?” s’étonne ce technicien.

Tout va-t-il rentrer dans l’ordre et permettre que le dépistage se déroule dans les meilleures conditions de sécurité ? Rien n’est moins sûr. Car de nouveaux imbroglios s’annoncent. D’une part, l’Agence demande aux organismes de contrôle qualité (OCQE) de faire certifier leurs outils par la société qui les fabrique. Un non-sens à leurs yeux, puisqu’il n’existe qu’un seul fabricant de fantômes au monde. “Cette société,observe l’un de ces techniciens, se trouve donc en situation de conflit d’intérêts, puisqu’elle doit certifier un produit qu’elle a elle-même fabriqué.” S’ajoute à cela le coût très lourd de l’opération : pas moins de 2.500 euros pour chaque certification et 7.500 euros en cas de rachat d’un fantôme neuf. Or, certains organismes en possèdent cinq ou six. D’où la perspective d’un bras de fer avec les autorités de santé.

De son côté, Fuji envisage carrément d’aller devant les tribunaux pour le cas où ses machines ne passeraient pas les tests à l’aune des nouvelles normes. Car, précise Jean-Pierre Smadja, “c’est notre image de marque qui est en jeu, et nous sommes sûrs de notre bon droit”. Malgré la montée en puissance du numérique pur (DR), les mammographes mixtes (CR) restent majoritaires dans le parc français. Un arrêt des machines signifierait pour lui une perte considérable de chiffre d’affaires. Inacceptable à ses yeux puisque, selon lui, ses machines fonctionnent très bien.

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(1) European Reference Organisation for Quality Assured Breast Screening and Diagnostic Services.

(2) D’après le compte rendu d’une réunion numérique à l’Afssaps, le 12 janvier 2012.

(3) DGS, réunion du 7 octobre, Contrôle de qualité des mammographes numériques.

Éthique ou business ?

Le dépistage est aussi un business juteux, que beaucoup ne souhaitent pas voir menacé par un nouveau scandale sanitaire.

Toute cette affaire arrive au plus mauvais moment. L’intérêt du dépistage du cancer du sein est en effet de plus en plus contesté. En octobre dernier, la revue Prescrire – une référence pour la majorité des professionnels de santé – jetait un pavé dans la mare en remettant son prix annuel à Peter Gøtzsche, un scientifique danois dont les travaux démontrent une très faible incidence du dépistage sur la baisse de mortalité par cancer du sein. Tandis que les inconvénients – surdiagnostic, faux positifs et négatifs... –, eux, sont nombreux*. En coulisses, pro- et anti-dépistage se balancent des noms d’oiseaux, chacun dégainant des études scientifiques pour étayer ses positions. “Il ne faut pas discréditer le principe même du dépistage, martèle ce radiologue. Ne l’oublions pas, il sauve des vies.”

Le scandale des 450 sur-irradiés d’Épinal (dont 12 décès), suite à un mauvais réglage de la radiothérapie – entre 2001 et 2006 –, a entaché l’image de la profession. Pour redorer leur blason et être à la hauteur des enjeux de santé publique, les radiologues ont massivement investi, non seulement dans du matériel de haute technologie, mais également dans la formation – à la première et deuxième lecture, à l’analogique, au numérique, etc. “On a réussi à l’imposer à l’ensemble de la profession, se félicite Laurent Verzaux, le patron de la Société française de radiologie, de même que les seuils d’activité.” Selon ce principe, un radiologue ne peut exercer le dépistage s’il ne pratique pas au minimum 500 mammographies par an.
Il n’empêche, le malaise est palpable chez la plupart de ceux que nous avons interrogés. Beaucoup n’ont accepté de s’exprimer que sous condition d’anonymat. Certains expliquent qu’ils n’ont pas dénoncé ce “scandale de santé publique” uniquement parce qu’ils redoutaient de faire le jeu de “ces fous de l’anti-dépistage”. Par peur aussi sans doute de voir leur édifice, patiemment bâti, s’écrouler comme un château de cartes. “Un bon business”, confie l’un d’eux.

Nul doute que la question éthique est au cœur de ce dossier. Le dépistage consiste à chercher une maladie chez des gens en apparence en bonne santé. Le risque est grand de créer à tort des inquiétudes, voire des angoisses, d’imposer des examens inutiles et de transformer brutalement un bien-portant en malade. On confie son corps et parfois sa vie à des machines. D’où cette question de fond : peut-on inciter des personnes en bonne santé à se faire dépister, sans les prévenir que les machines présentent des défaillances, qu’il existe des disparités entre elles et que les diagnostics peuvent être faux ? En octobre, un séminaire organisé par l’Institut national du cancer (Inca) stipulait que l’éthique médicale repose sur la notion de “consentement éclairé” du patient : l’information doit être “complète, honnête et compréhensible”, et “les zones d’incertitudes et les limites” bien précisées. Combien de femmes ont-elles été “éclairées” sur les zones d’ombre par l’Inca ou les radiologues ? Au contraire, le nez sur les objectifs qu’on lui a imposés –80% de femmes de 50 à 74 ans dépistées –, l’Inca n’a cessé de promouvoir le dépistage à travers des campagnes médiatiques tout en ayant connaissance des défaillances des machines. Un grand écart difficile à justifier sur le plan éthique.

Au final, combien de cancers n’ont pas été détectés, combien d’erreurs de diagnostic ? Difficile, sinon impossible, de donner un chiffre précis tant les variations paraissent importantes entre les machines, mais aussi les années, et selon qu’il s’agit de première ou de deuxième lecture.

> Document : 2lectureTxdeclichéstechniquementinsuffisants.pdf (170,72 kB)

Une chose est sûre, depuis 2010, les deux tiers des mammographies – environ 12 millions chez les femmes de tous âges – ont été réalisées avec des machines CR, qui “ratent” des cancers, irradient trop et qui, à ce jour, n’ont toujours pas été recontrôlées. En octobre 2011, la Direction générale de la santé demandait à l’Inca “de repérer, sur la base du retrait des appareils, les examens qui pourraient éventuellement justifier un rappel des femmes”. Pour celles-ci, il faudra donc refaire les examens. Le budget de la Sécurité sociale appréciera sans doute.

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* Lire également l’enquête de Rachel Campergue, No mammo ?, éditions Max Milo, sept. 2011.

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