Pierre-Yves Gomez est économiste, essayiste et professeur à l’EM Lyon, où il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises. Dans L’Esprit malin du capitalisme (Desclée de Brouwer, 2019), il montre comment le capitalisme s’approprie tous les aspects de notre existence et dans quelle mesure il influence nos modes de vie. Entretien.
Lyon Capitale : C’est quoi, au juste, l’“esprit malin du capitalisme” ? Pierre-Yves Gomez : Le capitalisme est souvent perçu comme un être autonome, une entité à part, avec ses comportements et sa propre logique, qui nous serait comme imposé de l’extérieur, par des idéologues, des néolibéraux, que sais-je. Je pense, au contraire, qu’il n’y a pas la société d’un côté et le capitalisme de l’autre. Le capitalisme, c’est d’abord une société avant d’être un système économique. Nous en sommes les constituants et nous le produisons par notre façon de travailler, de consommer, par nos petites ou nos grandes spéculations quotidiennes. De fait, chacun de nous est invité à se penser comme s’il était un capital à valoriser : on peut spéculer sur son capital épargné, mais aussi son réseau social, son capital santé, son capital retraite, son capital bronzage… Ce que nous possédons ou que nous échangeons est systématiquement traduit comme un capital, qui a une valeur de marché et qu’il faut gérer en conséquence. Et cela nous est devenu normal. Sommes-nous donc tous devenus des microcapitalistes ? Je le crois. L’esprit du capitalisme spéculatif a été produit par les conditions matérielles dans lesquelles nous vivons. Ces conditions supposent que les dettes que nous accumulons pour produire, pour consommer, pour innover ne seront jamais remboursées. Cela devrait bloquer l’économie... à moins que nous puissions espérer que le capital des entreprises ou des particuliers puisse voir sa valeur augmenter dans l’avenir, de telle manière que les dettes n’auront plus d’importance. C’est cela spéculer. Quand les traders misent des millions sur les marchés financiers, monsieur et madame tout-le-monde cherchent la bonne affaire sur Leboncoin ou misent sur le rendement de leur chambre louée par AirBnB, ou parient sur le bitcoin. Prenez Blablacar : jadis, on offrait gratuitement une place dans sa voiture à l’autostoppeur, désormais la voiture est un moyen de gagner de l’argent et de rentabiliser un parcours. Autre exemple : à la fin de l’année dernière, plusieurs centaines de milliers de petits épargnants ont placé un peu de leurs économies dans des actions de la Française des Jeux, actions qui ont rapporté 18 % en un mois après l’ouverture. Voilà un magnifique symbole de la spéculation généralisée : parier sur le capital d’une entreprise qui vend… des paris ! La ruse du capitalisme, c’est de nous incorporer dans ses espérances et dans ses illusions concernant l’avenir et les gains qu’il nous promet, même à petite échelle. On rêve de technologies incroyables, d’un monde sans travail, de progrès infinis de la médecine, etc. L’esprit du capitalisme est malin parce que nous croyons à son récit rassurant sur l’avenir-qui-résoudra-tous-les-problèmes et cela nous évite de penser au poids de la dette qui s’accumule. Et nous achetons, nous consommons, nous courons au Black Friday…
“Tout le monde pense que le prix de l’immobilier devient insensé mais continue d’espérer qu’il monte”
“Narcisse qui spécule dans son miroir”, écrivez-vous… Oui, la course spéculative pousse à un individualisme toujours plus grand de type narcissique : chacun se voit comme l’entrepreneur de soi-même, le miroir de soi-même, le centre du monde d’où émanent et vers lequel convergent les SMS, les “chats” et les échanges de photos instantanées sur Instagram, les informations du monde entier. Chacun se croit le héros unique d’un récit extraordinaire qui est pourtant le même pour beaucoup. De quand date cette manière spéculative de concevoir le moteur du progrès ? Jusque dans les années 1970, la croissance capitaliste était supposée saine quand elle était fondée sur l’accumulation de capital : les profits passés permettaient d’obtenir des financements présents afin d’accroître les profits futurs, de valoriser le capital, donc de pouvoir s’endetter de nouveau. Le futur était le fruit d’un projet, c’est-à-dire d’un saut en avant, plus ou moins risqué mais raisonnablement fondé sur les résultats et les expériences du passé et sur une convention soulignée par Keynes : “L’état actuel des affaires continuera indéfiniment.” C’était vrai aussi pour le travail ; on considérait que si on “travaillait dur”, comme disent les Américains, on pouvait accumuler de l’épargne, acquérir un patrimoine, etc. À partir des années 1970, on a changé de régime. On est entré dans un capitalisme de type spéculatif. Pour garantir le système, il faut dégager des profits énormes, ce que les entreprises sont incapables de réaliser dans la durée. La seule possibilité est de spéculer sur leur capital et d’anticiper que celui-ci va tellement augmenter que les dettes vont être automatiquement minimisées. Ce qui compte, ce n’est donc plus de faire du profit mais de faire gonfler la valeur du capital. C’est ainsi que des entreprises se sont mises à raconter de “belles histoires” sur l’avenir mirifique, les transformations technologiques incroyables, de façon à attirer des investisseurs et à faire monter le prix de leur capital, et cela, bien souvent, sans même dégager un euro de profit ! Nous sommes ainsi entrés dans un monde de promesses généralisées…
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