Par François Krug | Eco89
Faut-il mieux traiter son patron de « nul » ou de « fils de pute » ? Que risque-t-on en lui proposant d'aller se faire foutre ? Si l'affaire finit au tribunal, un cadre et un chauffeur routier ont-ils les mêmes chances ? Et pourquoi Doc Gynéco a-t-il apporté une contribution majeure à la question ? Eco89 a sélectionné dix perles juridiques, à garder en tête en cas d'engueulade.
Insulter son chef, c'est risqué : les sanctions peuvent aller du simple avertissement au licenciement pour faute grave, avec départ immédiat et sans indemnités. C'est aussi un art subtil : les expressions les plus déplacées ne sont pas forcément celles que vous croyez. L'essentiel n'est pas de choisir les bons mots, mais le bon moment.
« Tu me fais chier ! »
C'est bon à savoir : lancer un gros mot, ce n'est pas forcément injurier. La Cour d'appel de Douai a donné raison à une salariée qui avait rétorqué à son chef : « Tu me fais chier et tu m'emmerdes. » Pour les juges, « de tels propos, certes déplacés et peu révérencieux, ne constituent pas pour autant des injures au sens propre du terme ».
« Allez vous faire foutre ! », avait lancé de son côté un salarié qui refusait de venir travailler le week-end. Selon la Cour d'appel de Versailles, « les propos qui lui avaient été reprochés avaient été tenus dans des circonstances particulières leur ôtant tout caractère injurieux ».
Ces jugements favorables ne signifient pas la réintégration dans l'entreprise. Mais en annulant la qualification de « faute grave », ils obligent l'employeur à verser les indemnités dont le salarié a été privé lors de son licenciement.
« Boeufs ! »
Inversement, on peut injurier sans utiliser de gros mots. Cette secrétaire croyait peut-être s'en tirer à bon compte en qualifiant son directeur de « nul » et d'« incompétent », et les chargés de gestion de « boeufs ». Raté : la Cour de cassation lui a donné tort.
Les juges en ont profité pour rappeler l'équilibre subtil entre la liberté d'expression du salarié, garantie par le code du Travail, et les exigences de la vie en entreprise :
« Si le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, d'une liberté d'expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, il ne peut abuser de cette liberté en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs (…). Ces propos injurieux et excessifs constituaient un abus dans l'exercice de la liberté d'expression. »
« Con ! »
C'est peut-être le premier mot qui vous viendra à la bouche pendant votre prochaine engueulade. Maniez-le avec prudence, mais il ne justifiera pas forcément un licenciement pour faute grave.
La preuve avec ce directeur d'une coopérative laitière, mis à la porte après
avoir déclaré que le président du conseil d'administration était « con »,
et que les administrateurs étaient des « imbéciles » et des « incapables ». Pour la cour de cassation, il « avait seulement traduit en termes énergiques ses réserves ».
« Chochotte ! »
En fait, la gravité des injures varie selon le contexte. Une salariée d'une maison d'édition avait ainsi traité son chef de « chochotte ». La Cour d'appel de Paris a estimé que c'était excusable :
« L'incident s'était déroulé dans un contexte de tension pour l'intéressée lié à la restructuration de son service et à l'arrivée d'un nouveau chef alors qu'elle comptait 24 années d'ancienneté dans l'entreprise sans incident. »
Ceci dit, cette salariée a aussi bénéficié d'une erreur stratégique de son patron. La lettre de licenciement ne mentionnait que le terme « chochotte ». Les autres injures proférées ce jour-là (« pédé », « sale type ») n'avaient donc pas de valeur juridique, mais elles auraient peut-être conduit les juges à se montrer moins indulgents.
« SS ! »
Certaines références historiques doivent être maniées avec prudence. Un employé d'une usine de peinture industrielle a néanmoins obtenu gain de cause après avoir lancé : « Vous me faites chier et j'en ai marre de vos méthodes de kapo et de SS. »
Des injures particulièrement blessantes pour le patron, mais l'employé ignorait « que la plus grande partie de la famille de monsieur A. avait péri dans les camps de concentration nazis », a noté la Cour de cassation. Elle a préféré souligner une « exaspération légitime » et « la détérioration grave du climat existant entre le salarié et l'employeur ».
Pendant l'entretien préalable au licenciement, le salarié n'a pas retiré ses propos… mais il a admis « qu'il aurait mieux fait de traiter monsieur A. de “CRS” ».
« Mettez-vous cette note au cul ! »
Votre ancienneté peut aussi vous protéger. Un VRP l'a ainsi emporté devant la Cour de cassation après s'être exprimé ainsi : « Vous pouvez vous mettre cette note au cul, je pisse dessus. » « Un comportement (…) d'une rare violence et d'une rare grossièreté », selon les juges, mais excusable :
« Le salarié qui avait 22 ans d'ancienneté dans l'entreprise et avait donné entière satisfaction dans son activité s'était laissé emporter par une brève colère. »
« Fils de putes ! »
En Catalogne, un tribunal a estimé que l'injure « fils de pute » était devenue d'un « usage courant ». La justice française n'en est pas encore là, mais elle peut se montrer indulgente si la grossièreté fait partie de votre fonds de commerce.
C'est la jurisprudence Doc Gynéco. EMI avait rompu le contrat du rappeur après un rendez-vous mouvementé, conclu sur cette tirade : « Je ne peux pas faire de musique avec des fils de putes et des chiens errants. » Verdict un rien moqueur de la Cour d'appel de Paris :
« Le “rap” correspond à un style de musique et de chansons qui n'est pas particulièrement “académique”, ni dans ses sonorités ni, la plupart du temps, dans ses paroles, ni même quant à ceux qui le chantent.
Dès lors, la SA EMI Music France, société de production de musique, qui soutient ce genre de productions et promeut cette musique, à tout le moins pour des raisons commerciales et financières, est par conséquent malvenue à s'étonner voire à s'émouvoir des termes employés par ses interlocuteurs. »
« Pas là pour faire la pute ! »
Doc Gynéco n'est pas le seul à pouvoir placer le terme de « pute » dans ses conversations professionnelles. Un chauffeur de poids lourds a ainsi obtenu gain de cause devant la Cour de cassation après avoir déclaré à son chef : « Je ne suis pas là pour faire pute ! »
En effet, à en croire la jurisprudence, la gravité d'une injure varie selon les secteurs professionnels. Concernant les propos de ce chauffeur, les juges ont estimé « que leur vulgarité n'excédait pas les limites de ce qui est admissible dans l'univers professionnel des chauffeurs routiers ».
« Manipulateur ! »
Une erreur à éviter : injurier son supérieur en public. L'injure sera en effet considérée comme plus humiliante que si elle avait été lancée en tête-à-tête, et l'employeur pourra produire des témoins en cas de procédure aux prud'hommes.
Lors d'une réunion de direction, un imprimeur a ainsi décrit son patron comme « sournois », « manipulateur » et « malhonnête ». Il est allé jusqu'en cassation pour contester son licenciement, en vain. Verdict des juges :
« Les qualificatifs étaient d'autant plus reprochables qu'ils avaient été adressés au gérant devant témoins et qu'ils ne pouvaient être justifiés ni par un accès de colère, ni par le contexte de la réunion, l'attitude ou les propos des autres participants. »
« Enculé ! »
Si votre chef ne surveille pas son langage, l'injurier sera moins risqué. C'est l'enseignement de ce conflit entre deux frères. Le premier dirige un laboratoire de prothèses dentaires et a embauché le second, puis il l'a licencié, notamment pour avoir déclaré :
« Si tu as des couilles tu n'as qu'à me licencier. Je n'attends que ça. Licencie-moi, de toute façon tu n'es qu'un enculé (répété plusieurs fois) je vais t'en mettre une, de toute façon je vais te choper sans témoin, le labo je vais te le couler. »
Une tirade violente, mais finalement excusée par la Cour de cassation. Le patron était en effet connu pour son agressivité et ses remarques blessantes. Il avait notamment déclaré devant témoins à son frère :
« Quand je t'ai embauché tu n'étais qu'un clochard, sans moi tu n'es rien, je t'enverrai pleurer à l'assistance sociale pour bouffer ; pourquoi tu ne pars pas toi-même, tu t'accroches aux branches. »
Merci à Susana Lopes Dos Santos, avocate au cabinet Ravisy & Associés, pour ses éclairages juridiques.
Photo : en Seine-Saint-Denis en décembre 2008 (Audrey Cerdan/Rue89)
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