Alexandre Vulliez est anesthésiste-réanimateur et directeur de la Commission médicale d'établissement (CME) de la clinique de La Sauvegarde. Ils nous explique comment la situation de crise sanitaire à Lyon est gérée grâce à un partenariat inédit entre public et privé. Et pourquoi la physiopathologie du virus est très différente de celle d'une grippe grave.
Quand la clinique de La Sauvegarde a-t-elle accueilli les premiers patients covid ?
Alexandre Vulliez : Nos tout premiers patients ont été accueillis le lundi 16 mars. À cette date, la situation épidémiologique du Rhône faisait état de seulement 164 cas positifs, dont dix personnes décédées. Mais nos organisations se sont mises en ordre de marche dès le jeudi 13 mars, avec une réflexion sur cette crise poursuivie le week-end des 14-15 mars. On est parti du postulat suivant : quels seront les besoins des patients, en général, au cours de cette crise. On on a ensuite sous-divisé notre réflexion en deux axes ; les patients non covid qui nécessitent une prise charge urgente ou une continuité de soins et les patients infectés par le covid. Notre organisation a été déclinée sur cette base.
Quels sont les services dédiés covid dans votre établissement ?
À ce jour, on a un service d’urgence Covid capable de prendre en charge une cinquantaine de malades au quotidien, un service d'hospitalisation de soixante lits et un service de réanimation, qui est passé de huit à vingt-huit lits en quinze jours. Nous avons aussi un service de suivi connecté des patients ambulatoire suspect covid ou covid confirmé.
Quelle est la situation liée au coronavirus à la clinique de La Sauvegarde ?
À la date du 6 avril, on a eu 212 passages aux urgences covid, dont 100 malades ont été hospitalités pour covid ou suspicion de covid, dont 26 en réanimation. Sur ces 100 hospitalisés, 35 sont rentrés chez eux, 13 ont été transférés dans d'autres établissements de santé et 13 sont décédés. S'agissant des personnes transférées, il s'agit de patients hospitalisés en phase de guérison ne nécessitant pas de besoins en réanimation. L'organisation est faite de telle manière que nous avons une filière d'aval, à savoir la clinique du Val d'Ouest, qui n'est pas équipée, comme nous le sommes, d'une structure de soins critiques de réanimation. Elle prend en charge ce profil de patients, ce qui permet de ne pas surcharger nos lits qui peuvent très rapidement basculer en réanimation en cas de besoin.
"Nous reproduisons le drame du Bataclan où l'on avait submergé les hôpitaux publics, alors que le privé attendait 23 heures dans les blocs". Le cri d'alarme du patron de la Fédération de l'hospitalisation privée reflète-t-il selon vous la réalité ?
Je ne veux pas alimenter la polémique. Si c'est peut-être une réalité dans certaines régions françaises, je peux vous dire que Lyon fait partie des bons élèves. À la clinique de La Sauvegarde, nous avons été sensibilisés assez tôt, car nous avions déjà cette capacité de réanimation. C'était donc, au départ, plus simple pour nous. Notre management a tout de suite pris conscience que du fait qu'on ait une porte d’urgence, que les patients allaient arriver de leur propre initiative, nous allions être confrontés très rapidement au problème et qu'il fallait qu'on se mette en ordre de bataille rapidement.
Dès le mercredi 18 mars, les Hospices civils de Lyon (HCL) ont créé une cellule de crise mandatée par l'Agence régionale de santé (ARS) et managée par des gens de terrain. Ce choix de compétences spécifiques a été fondamental dans la conception du dispositif de crise lyonnais. Au tout début de l'épidémie – et ce jusqu'au 18 mars –, tous les patients covid étaient rapatriés à l'hôpital de la Croix-Rousse, référence médicale lyonnaise dans la prise en charge des syndromes de détresse respiratoire aiguë les plus sévères. Sauf que très rapidement, ils ont commencé à être en sursaturation.
En d'autres termes, ils n'avaient pas encore augmenté leur capacité, s'apercevaient que plus des 3/4 de leurs patients étaient covid et sentaient bien que la vague montait en puissance et qu'il fallait donc qu'ils s’organisent différemment. La cellule de crise des HCL nouvellement créée est alors entrée en contact avec les différents établissements privés de santé, pour éviter tout risque de sursaturation des lits sur Lyon. Dès le dimanche 15 mars, certains des anesthésistes-réanimateurs de la Sauvegarde sont allés à l'hôpital de la Croix-Rousse pour voir leurs modes de fonctionnement, leurs procédures d'hygiène leur stratégie thérapeutique, etc, et dupliquer les modèles sur notre établissement.
Dès le 18 mars, donc, la cellule de crise des HCL a organisé quatre hubs (Nord, Sud, Centre et Est), chacun étant affilié à un centre hospitalier de référence. La clinique de La Sauvegarde a été identifiée dans le hub Nord (avec la Clinique de l'infirmerie protestante) aux cotés de l’hôpital référent de la Croix-Rousse, le Médipôle Lyon-Villeurbanne avec le hub Est, l'hôpital privé Jean Mermoz le hub centre et Saint-Luc-Saint-Joseph le hub sud,. Pour revenir à votre question, le partenariat public privé a donc été parfaitement réfléchi à Lyon. Il a mis certes un peu de temps à s’organiser, c'est du bon sens au vu des grosses structures impliquées, mais il est excellent.
"Le public s'imprègne de ce que fait le privé et inversement, cela reflète l’intelligence du système de santé de Lyon."
Cette collaboration entres établissements de santé publics et privés est-elle inédite à Lyon ?
Elle est relativement inédite à ce niveau de montée en puissance. Cependant, elle est quand même dans les gènes de l'hospitalisation lyonnaise ; tous ces établissements, qu'ils soient publics ou privés, sont déjà intégrés dans le plan Blanc qui doit permettre aux établissements de santé de faire face à une situation sanitaire exceptionnelle. Il y a donc déjà cette culture du scénario catastrophe. Mais ça n'a jamais été mis en action en situation réelle. Ensuite, cette collaboration public privé se joue sur des personnes. Les profils de la cellule de crise des HCL sont des gens qui ont une certaine expérience de l'activité libérale et privée lyonnaise. Je citerai à titre d’exemple Véronique Faujour, directrice des opérations stratégiques des HCL avec qui on collabore depuis plusieurs années sur des pratiques médicales innovantes à l'échelle nationale. La région lyonnaise est d'ailleurs assez moteur, que ce soit dans le public ou dans le privé, dans les pratiques de réhabilitation améliorée – il s'agit d'une optimisation du chemin clinique, c'est-à-dire du parcours patient, en amont, pendant et après l’hospitalisation. Lyon est un peu l'épicentre français de ces techniques médicales (première colectomie pour cancer en ambulatoire, prothèses de hanches en ambulatoire...), ce qui attire d'ailleurs de nombreux établissements de santé des quatre coins du pays. Il y a donc un ADN lyonnais de partenariat public privé. Le public s'imprègne de ce que fait le privé et inversement. Ce sont des échanges de bons procédés, qui reflètent l’intelligence du système de santé de Lyon. Ce qui n’empêche pas la concurrence, on ne va pas se mentir, mais au profit des patients puisqu’elle nous tire tous vers le haut.
Cette coopération public/privé sera donc un enseignement positif à tirer pour ensemble du milieu hospitalier...
Bien sûr. Il faut dépasser ces barrières. Après, dans mon environnement local, comme je vous le disais, la collaboration public privé existe déjà, et a vraiment du sens même si elle peut et doit être amélioré. Les médecins réanimateurs de La Sauvegarde ont ainsi été particulièrement bien accueillis par le Professeur Jean-Christophe Richard, chef du service de réanimation de l’hôpital de la Croix-Rousse, qui fait lui aussi partie de la cellule de crise des HCL. Il y a eu une véritable confiance entre nous. Ça augure de bonnes choses pour l'avenir.
Cette crise pourra-t-elle salutaire pour améliorer les relations public /privé ?
Je le pense profondément, oui.
Un infirmier de l’hôpital de la Croix-Rousse a récemment expliqué à Lyon Capitale qu'on était préparé pour un 100 mètres alors qu'on courait un marathon, qu'il faudrait qu'on court à l’allure d'un 100 mètres. Partagez-vous son point de vue ?
Il y a quinze jours, je l’aurai totalement rejoint dans son analyse. Aujourd'hui, on court un marathon. Le 100 mètres, on a dû le courir pour se réorganiser, mais du fait de ce partenariat public privé, Lyon, 3e région la plus touchée par le covid, est certes sous tension mais pas saturée, comme dans le Grand Est ou l'Île-de-France qui ont pris la vague un peu plus tôt.
Voulez-vous dire que Lyon a eu plus de temps pour faire front contre le coronavirus ?
Lyon a été plus réactive, et je pense effectivement, qu'on a eu plus de temps. La relation public privé a été plus efficiente rapidement. Aucun service n'est à cette date saturé à Lyon. Il y a des services bien remplis, mais on a encore un peu de marge, pas beaucoup mais on ne sature pas.
Ce qui signifie que la situation à Lyon est sous contrôle ?
Oui, la situation à Lyon est sous contrôle. Ceci étant dit, elle reste sous vigilance accrue. Il faut rester très prudents et ne pas crier victoire. La tentation serait de se dire « tout va bien, on peut désarmer ». Absolument pas ! L'ARS l'a d'ailleurs clairement rappelé lundi 6 avril dernier. À La Sauvegarde, nous avons cinq lits libres en réanimation. Mais s'il y a une deuxième vague, on risquerait d’être un peu mal.
Le risque de deuxième vague est donc plausible à Lyon ?
Oui, je le crains. Si les Lyonnais – les Français, de manière générale – sont attentifs aux mesures de confinements , on pourra peut-être passer à travers. Mais ce que je crains, c'est la montée en puissance progressive du nombre de malades dans nos services de réanimation car l'enjeu est là.
Selon l'Imperial College de Londres, les mesures de confinement auraient permis d'épargner 2 500 vies en France. C'est peu comparé aux 67 millions d'habitants...
Bien sûr qu'à l'échelle de la population totale française, c'est très peu. Mais à l’échelle de 67 millions d'habitants, on a 10 000 morts, cela veut dire que le confinement a permis de sauver un bon ¼ de la population qui aurait pu mourir. Ce qui est un bon chiffre. C'est donc l'angle avec lequel on regarde les chiffres qui est important.
"Il y a probablement une sorte de "maladie de système" créée par le virus, responsable d'une atteinte neurologique"
Une pneumologue de la clinique de La Sauvegarde confiait récemment à Lyon Capitale que la communauté médicale ne parvenait pas à connaître, de façon précise, les facteurs prédictifs. Est-ce à dire qu'on ne connaît pas grand chose de cette maladie ?
Les malades en réanimation atteints du covid présentent une phase inflammatoire sous forme de décharge cytokinique qui nous a tous surpris et ils présentent des symptômes qu'on ne savait pas jusqu'ici expliquer : anosmie, myocardites, douleurs cardiaques, engelures au bout des doigts. Finalement, la compréhension progressive de cette pathologie par la communauté médicale nous a permis de voir qu'il y a probablement une sorte de "maladie de système" créée par le virus, ce qu'on appelle une maladie systémique ou vascularite. C'est-à-dire que ce n'est pas simplement l'infection qui est responsable de la gravité de la maladie : l'infection crée la vascularite qui s'emballe d'elle-même et engendre tous ces symptômes. On voit aussi, chez les personnes âgées notamment, que les signes cliniques comme la confusion, l’anosmie, la chute, le vertige, pourraient s’expliquer par cette vascularite responsable de l'atteinte neurologique. La communauté médicale commence a étudier ce point de façon très sérieusement, pouvant aboutir à de nouvelles stratégies thérapeutiques.
Lire aussi : Une pneumologue à Lyon : "on ne connaît pas, de façon précise, les facteurs prédictifs de la maladie"
Exactement. D'ailleurs, les traitements qu'on utilise pour un SDRA classique, comme le décubitus ventral (corps allongé à l'horizontal, NdlR) qui favorise l'évacuation du mucus et améliore la ventilation des patients fonctionne bien au tout début de la prise en charge du patient, mais très rapidement, il ne donne plus forcément de résultats probants. Un autre élément de cette pathologie nous déconcerte beaucoup : les troubles de la coagulation. Les patients font des thromboses intra-pulmonaires qui augmentant le problème d'hypoxie des patients. On découvre donc une maladie qui a beaucoup plus de subtilités que ce qu'on imaginait initialement et qui est bien différente de celle de la physiopathologie d'une grippe grave. Toutes les complications de thrombose, de vertige, d'anosmie, de problèmes cardiaque et digestifs, de réveil agité de réanimation sont probablement expliqués par cette nouvelle réflexion sur la physiopathologie de cette infection.
Combien d'opérations avez-vous déprogrammées depuis la début de la crise sanitaire ?
Notre moyenne, en temps normal, c'est 120 opérations par jour. Donc depuis le 16 mars, on a eu 2 000 interventions annulées.
Quel est l'impact financier de ces déprogrammations et de la crise liée au coronavirus en général pour la clinique de La Sauvegarde ?
Aujourd’hui, il n’est pas l’heure des comptes. L’urgence sanitaire pour nos patients est primordiale et sans commune mesure avec l’impact financier qu’il en découlera. Le soins est et doit rester le cœur de notre métier, établissement privé comme public. Cependant, il est vrai que l’impact financier pour un établissement comme le nôtre est plus que majeur. Il a fallu interrompre toute les interventions programmées, ce qui est le moteur économique des établissements privés, tout en maintenant et en renforçant les effectifs soignants, mais aussi le matériel, les dépenses en médicaments et autres consommables (masques, blouses…). En d’autres termes, annuler l’essentiel des rentrées d’argents d’un établissement privé tout en dépensant encore plus. De plus, comme dans la plupart des établissements privé, les médecins anesthésistes et les chirurgiens, qui sont, à juste titre, fortement mis a contribution, sont des médecins libéraux, donc sans revenue en cette période sans activité médico-chirurgicale programmée. Pour paraphraser une personnalité, " travailler beaucoup plus, et gagner beaucoup moins". Mais je ne finirai par sur cette note, car aujourd’hui, la seule chose que je retiendrai est ma fierté vis à vis de mes confrères et de nos soignants de la clinique d’une part, mais aussi de tout le secteur sanitaire lyonnais et français, qui affrontent ensemble et avec tous leur savoir et leur cœur cette crise, et ceci toujours au service de nos patients et de leurs proches.