La spectaculaire avancée de l’enquête sur l’assassinat d’Antoine Sollacaro mérite un décryptage. Une double fracture au sein du milieu corse et chez les nationalistes a provoqué un fatal déséquilibre. 4e volet de notre enquête.
Mardi dernier, le sang corse a de nouveau coulé sur une route de Tiuccia, un hameau situé à environ une heure de voiture d’Ajaccio. L’incarcération quelques jours plus tôt de trois membres de l’équipe du Petit Bar (voir La Corse sous enquête II), soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat en octobre dernier de l’avocat Antoine Sollacaro, n’a manifestement pas calmé les esprits. Didier Raffini, 45 ans, l’a appris à ses dépens. En Corse, on continue de tuer. Et on continuera longtemps.
À Ajaccio, l’assassinat de personnalités est devenu une vraie spécialité locale, initiée par celui du préfet Claude Érignac un soir glacé de février 1998. Mais c’est bien celui, huit ans plus tard, de Robert Feliciaggi qui nous éclaire aujourd’hui.
Le 10 mars 2006, le maire du village de Pila Canale débarque à l’aéroport de Campo dell’Oro, en provenance de Paris-Orly. Il ne remontera pas dans sa BMW garée sur le parking. L’exécution de plusieurs balles dans la tête du roi des jeux en Afrique (il a fait fortune au Congo, au Cameroun, au Gabon, en y installant le PMU) annonce la première fracture dans l’équilibre qui régissait les relations entre milieux du sud et du nord de l’île. Feliciaggi, surnommé Bob l’Africain, n’était pas seulement un homme d’affaires très proche de Charles Pasqua, il était le fondé de pouvoir, le consigliere éminent du parrain du milieu ajaccien, le mythique Jean-Jé Colonna. Ce n’est pas un hasard si depuis cette date la JIRS (juridiction interrégionale spécialisée) de Marseille a été saisie d’une cinquantaine de règlements de comptes. Pour le procureur Jacques Dallest, l’affaire Feliciaggi constitue un “acte fondateur” dans la grande guerre qui va par la suite fracturer la mafia corse.
L’affaire Feliciaggi, un acte fondateur
Jusqu’à ce mois de mars 2006, la cartographie est bien tracée : la Haute-Corse est tenue par la célèbre équipe de La Brise de Mer ; au sud, règne Jean-Jé, un parrain à l’ancienne, pur produit de la French Connection des années 1970. En quelques mois, l’équilibre de la paix cède la place aux horreurs de la guerre. Fin 2006, un deuxième événement accélère les hostilités : la mort accidentelle de Jean-Jé Colonna sur une route du Valinco.
Suit une hécatombe qui n’a rien d’accidentelle. Elle frappe les plus proches lieutenants du parrain défunt, Jean-Claude Colonna et Ange-Marie Michelosi.
Mais qui a donc intérêt à semer le trouble et à remettre en cause le partage de territoire ? Les renseignements qui parviennent aux services de police sont redondants. Celui qui tire les ficelles a pour nom Richard Casanova. Cette figure dissidente de La Brise de Mer a décidé de conquérir le sud et l’extrême-sud de l’île, ce qui va l’amener à entrer en guerre contre ses anciens associés. Son indépendance lui est fatale, il est abattu à son tour en avril 2008 à Porto-Vecchio.
Casanova, son indépendance lui est fatale
À Ajaccio, c’est l’équipe dite du Petit Bar, du nom d’un établissement du cours Napoléon, qui se dresse face à Casanova pour protéger le royaume de Jean-Jé. Mais l’histoire a besoin d’un troisième homme, celui qui préside encore aujourd’hui aux destinées du club de foot d’Ajaccio (voir La Corse sous enquête I). Selon une thèse jugée sérieuse par la police, l’impénétrable Alain Orsoni aurait monté un deal avec Richard Casanova au cours de rencontres africaines. En lobbyiste, Michel Tomi, ancien croupier à Monaco et ex-associé de Feliciaggi, qui a pris en main les destinées africaines. Tomi a d’ailleurs été longuement interrogé dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Casanova. La mise en examen d’Orsoni pour avoir commandité l’assassinat d’un certain Thierry Castola pourrait étayer une partie de ce “scénario” judiciaire.
“En fait, avec le retour d’“Alain”, toutes les vieilles rivalités issues de la sanglante guerre entre nationalistes qui a opposé dans les années 1993-1996 la Cuncolta Naziunalista au MPA sont remontées à la surface. S’ajoutent des rancœurs entre anciens du MPA, qui s’entretuent désormais entre eux”, explique un magistrat spécialisé.
Des rivalités issues de la sanglante guerre entre nationalistes
Orsoni, qui s’est beaucoup épanché dans les médias à la suite de l’assassinat en novembre dernier du président de la chambre de commerce d’Ajaccio (Jacques Nacer), nie en bloc toute implication. Il évoque une manipulation policière destinée à braquer les projecteurs sur lui. Mais, s’il demeure libre de ses mouvements après plusieurs mois passés en détention, il n’en est pas de même de son fils Guy, incarcéré après son interpellation à Madrid en 2011. Il est soupçonné d’être impliqué dans quatre assassinats qui ont touché des membres de l’équipe du Petit Bar. Le suspect aurait bénéficié d’étranges complicités. C’est ainsi qu’il échappe le 3 juin 2009 à une première arrestation. Un appel téléphonique survient la veille dans le village de Vero, fief des Orsoni. Un officier de l’armée gabonaise informe sur la ligne d’un tiers de l’imminence de l’opération. Qui a tuyauté l’officier en question ? Mystère.
Depuis l’assassinat de Richard Casanova, Orsoni est désigné par le clan Colonna comme la cible à abattre. Il échappe en août 2008 à une tentative d’assassinat près du stade François-Coty. Les hommes du clan Colonna ayant été mis en terre ou en prison, c’est une femme, Marie-Jeanne Bozzi, sœur d’Ange-Marie Michelosi, qui dirigerait de loin les opérations. Mais elle restera dans l’ombre. Une sonorisation policière opérée bien plus tard dans un appartement ajaccien suggère que la CCI est contrôlée en sous-main par Orsoni. La vie de Jacques Nacer ne tient donc plus qu’à un fil.
Mais Marie-Jeanne, l’héroïne de ce remake de Mafiosa, n’assouvira jamais sa vengeance contre Alain O. Le 15 avril 2011, un tueur lui vide un chargeur dans le dos sur le parking d’un centre commercial de Porticcio.