ENQUÊTE - La récente ouverture de trois centres dentaires low cost Dentexia – dans le chic 6e arrondissement, au sein de la maternité privée Natecia et dans la banlieue de Vaulx-en-Velin – fait grincer les dents des prothésistes et chirurgiens-dentistes et laisse perplexe l’agence régionale de santé. Le président et fondateur de Dentexia, Pascal Steichen, très connu du monde médical, a par le passé été condamné à dix ans d’interdiction de gestion.
L’ouverture est passée totalement inaperçue. Le centre dentaire low cost Dentexia vient de s’implanter au cinquième étage de la maternité privée Natecia, avenue Rockefeller, dans le quartier de Grange-Blanche – “première maternité privée de Rhône-Alpes et deuxième maternité privée en France”, assure le site Internet. Une question s’impose : qu’est-ce qu’un centre dentaire vient faire dans un pôle femme-mère-enfant ? D’autant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel cabinet dentaire. Mais d’un centre de soins nouvelle génération qui casse les prix du marché, proposant le forfait implant-couronne pour 970 euros, contre parfois le double chez les dentistes libéraux. Autrement dit, un cabinet dentaire low cost. Qui n’hésite d’ailleurs pas à le faire savoir, contournant du même coup l’interdiction de publicité consignée dans le Code de la santé publique : sur son site Internet, ses tarifs et ceux constatés en Rhône-Alpes sont ostensiblement affichés, un peu à la manière des marques de lessive qui comparent leurs prix. Le centre low cost a d’ailleurs ouvert deux autres antennes, avec la même publicité : début avril à Vaulx-en-Velin, trois mois après le lancement, très médiatique, d’un premier centre à deux pas du très huppé boulevard des Belges.
“Affairiste”
Le fondateur et président des centres, Pascal Steichen, 53 ans, n’est pas un nouveau venu dans le monde dentaire. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller faire un petit tour sur eugenol.com, le forum dentaire couru de toute la profession. Les posts sur Pascal Steichen sont légion, donnant à chaque fois lieu à des discussions passionnées entre les pros (peu nombreux, ceci étant dit) et les anti. “Steichen en faillite ?”, “Quand Steichen & co rachètent des cabinets !!!”, “Steichen et le CA”, “Coaching et autres”, “Dentexia/Le low cost en ville !”, etc.
Pour Alain Guillaume, le directeur de la publication et de la rédaction du magazine spécialisé Technologie dentaire, “l’homme est peu recommandable”. Pierre-Yves Besse, le président de l’Union nationale patronale des prothésistes dentaires, n’en pense pas moins : “Steichen ? (rires). C’est un affairiste, un coach de cabinet dentaire. Ce qui compte pour lui, c’est le compte en banque. Ses centres sont des nébuleuses.”
Montage juridique
Le terme est un peu musclé, certes, mais la réalité veut que Dentexia ne soit pas une société, mais une association loi 1901. Déclarée en sous-préfecture d’Aix-en-Provence en juillet 2011, elle a pour objet de “favoriser l’accès aux soins dentaires à toutes les catégories sociales et notamment aux personnes démunies, plus particulièrement en créant des centres de santé dentaire accessibles à tous et pratiquant des tarifs modérés”. D’un point de vue juridique, une association peut faire du business et employer du personnel salarié. La seule condition est de ne pas redistribuer les bénéfices, une fois les salaires versés et les charges acquittées, mais de les réinjecter dans l’activité de l’association, sous peine de se transformer en société créée de fait. Comme Dentexia présente la spécificité d’avoir une plus-value sociale (l’accès aux soins pour tous), elle n’est en principe pas imposable (TVA et impôt sur les sociétés). Son dirigeant peut également être salarié, à certaines conditions, explique Colas Amblard, avocat chez NPS Consulting – ce qui semblerait assez cohérent, Pascal Steichen se revendiquant plus des affaires que de la philanthropie.
D’ailleurs, pour Steichen, un centre de soins dentaires est avant tout un “centre de profit”, si l’on en croit le site Web de la société Efficiences Recrutement, qu’il a créée en 2004, une agence de conseil en recrutement spécialisée en chirurgie dentaire (377 000 euros de CA), dont les clients sont les propres centres de santé de Pascal Steichen. Il a également la gestion d’Efficentres SAS (1,2 million de CA) qui “accompagne la création et l’exploitation de structures dentaires [NdlR : ses centres] et met à leur disposition un savoir-faire reconnu en ressources humaines”.
La justice suit de près Pascal Steichen : en 2001, la 18e chambre du tribunal de commerce de Paris le condamnait, au titre de gérant de la société Edumedia, productrice de films pour la télévision, à douze ans d’interdiction de gestion pour avoir tenu une comptabilité incomplète et omis de faire la déclaration de l’état de cessation de paiement. En 2008, alors qu’il demandait à être entièrement relevé de sa peine, le même tribunal ramenait celle-ci de 12 à 10 ans, suivant l’“avis réservé” du procureur de la République.
“Traçabilité folklorique”
La perplexité des professionnels de santé, quant à elle, touche à la qualité des soins. “On ne confie pas sa bouche comme on dépose sa voiture dans un garage ! tonne Philippe Balagna, président du syndicat des chirurgiens-dentistes du Rhône. On sait que, pour l’essentiel, ses prothèses et ses matériaux viennent du Maroc, où la traçabilité est plus folklorique qu’en France. Dentexia, c’est tout simplement une initiative malheureuse qui contribue à décrédibiliser notre métier.” Pour Guillaume Fromental, le gérant de la start-up lyonnaise Drive Implants, l’un des trois fabricants d’implants de la région lyonnaise, il faut s’interroger : “Quel est le type de titane utilisé ? Le type d’alliage ? Quelle est la chaîne de production et de stérilisation ? L’état de surface ? Les minimums de contraintes mécaniques ? Chez nous, c’est 100 % français. Mais Steichen ? D’autant que cet homme n’est pas un praticien. Il ne prend pas en compte la problématique dentaire, à savoir connaître la qualité osseuse du patient. Car il peut y avoir des racines à enlever, des défects osseux. Chaque patient est différent. Le prix ne peut donc pas être standardisé” (lire Implants dentaires : une bombe à retardement ?). “On ne fait rien au rabais”, nous assure néanmoins Dominique Goedert, responsable du développement de Dentexia.
“Pour rentabiliser son centre, au prix où sont proposés les implants, Steichen va devoir multiplier les opérations, avec le risque d’être moins vigilant”, explique Alain Chantreau, le président de l’ordre des chirurgiens-dentistes du Rhône. Pierre-Yves Besse enfonce le clou : “L’implantologie, c’est une opération à risque, car on peut endommager les nerfs du menton et des sinus, pouvant conduire à une paralysie du visage. Or, là, il a prévu d’employer des praticiens payés 5 000 euros nets par mois, à raison de 35 heures sur 4 jours par semaine. Ils devront réaliser près de 2 000 implants chaque année. Ça fait plus de 11 implants par jour, c’est inimaginable ! D’autant qu’avec un rythme pareil, il s’agira de jeunes qui sortent à peine de la fac, sans vraie expérience.”
Quant à l’agence régionale de santé, elle se veut “attentive et particulièrement vigilante”. Elle dit d’ailleurs avoir reçu de très nombreux coups de fil au sujet des centres dentaires Dentexia, dont elle a validé le projet de santé et le règlement intérieur.
Par mail, Pascal Steichen nous a écrit ceci : “C’est amusant de constater à quel point on se précipite (journalistes inclus) pour critiquer mes centres de soins, moi un simple “particulier”, alors que des milliers d’autres sont aux mains du grand capital (Axa, Mutuelles de France, Générale de Santé…) sans que les dentistes aient rien à dire.” À trop vouloir faire de publicité, on s’en mord (parfois) les lèvres.
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