Avec "La Haine et le déni - Les Ukrainiens et les Russes dans la guerre" (Flammarion), Anne Nivat, grand reporter de guerre, fait entendre des voix, femmes et hommes, civils ou militaires, victimes ou occupants, sur le front, et à l’arrière, dans le conflit.
Anne Nivat est reporter de guerre depuis trente ans. Elle est lauréate du prix Albert-Londres pour son livre Chienne de guerre, publié en 2000. Elle contribue régulièrement au magazine Le Point et intervient sur LCI.
Lyon Capitale : Vous avez débuté votre carrière sur le terrain, en Tchétchénie, sous les bombes russes, lancées par Moscou le 1er février 1999. Le 24 février 2022, la Russie de Vladimir Poutine envahissait l’Ukraine. Le livre que vous publiez est le fruit de plusieurs séjours en Ukraine au printemps 2022, suivis de voyages en Russie à l’automne-hiver 2022-2023 et au printemps 2023. Est-ce une façon de montrer que l’histoire peut se répéter ?
Anne Nivat : Absolument. Lorsque, dans la soirée du 24 février 2022, Volodymyr Zelensky a lâché, visage fermé, voix cassée, en vidéo devant le Parlement européen : “C’est peut-être la dernière fois que vous me voyez vivant”, c’est à ce moment précis que j’ai décidé de repartir faire mon métier en Ukraine, pour donner vie au monde à travers le témoignage, éclaircir l’ignoble et faire surgir l’humain. Ce livre est effectivement le produit de reportages compliqués, dans les deux pays, menés avec la même rigueur, la même passion des deux côtés.
Vous parcourez la Russie depuis 1991, vous y avez habité dix ans, vous avez été correspondante de presse pour plusieurs journaux français depuis Moscou. Est-il plus compliqué d’y exercer son métier aujourd’hui ?
Pour moi, non. C’est la même chose qu’avant : la Russie est un pays soumis à un régime de visa et, comme tous les pays qui ont mis en place ce système, notamment les États-Unis, il faut prouver avec des papiers et des documents que vous ne mentez pas, que vous êtes bien la personne accréditée pour une fonction particulière. La seule différence c’est que, la France soutenant l’Ukraine, les journalistes français sont aujourd’hui considérés comme des ressortissants d’un pays “non amical”, en russe, ce qui, en bon français, signifie hostile. Mais quand j’ai commencé au début des années 90, je peux vous dire que je n’étais pas accueillie à bras ouverts non plus. À mon sens, les Russes ne veulent pas renvoyer au monde entier l’image d’un pays fermé. Laurent Vinatier, le Français arrêté à Moscou et placé en détention provisoire début juin, n’est pas journaliste. D’après ce que j’ai compris, les autorités russes lui reprochent de ne pas s’être enregistré comme “agent de l’étranger”. Quand le ministère des Affaires étrangères délivre un agrément aux journalistes, ce document est censé les protéger.
Dès les premières lignes de votre livre, vous écrivez qu’à vos débuts “l’absence de prise de parti était un atout, mieux, une obligation” mais qu’aujourd’hui “c’est l’inverse : on s’arracherait peut-être davantage cet ouvrage s’il défendait une cause”...
Je n’appartiens à aucun camp, ni russe ni ukrainien, je n’écoute les injonctions ni des uns ni des autres, je suis libre, je ne dois rien à personne. Militer n’est pas ma préoccupation, je fais mon métier au service de l’information et donc je documente ce conflit des deux côtés. Les journalistes ne sont pas des romanciers, il faut donc se nourrir de la réalité du terrain. Et aussi complexes qu’ils soient, je reste fidèle aux faits observés pour que chacun se forge sa propre idée, non que je sois dépourvue d’opinions ou d’émotions, mais je refuse de me laisser dicter ma pensée, mes actes et encore moins mes écrits. Pour répondre à votre question, on vit dans une société ultra polarisée où l’on est sommé de choisir son camp. Je le dis une fois pour toutes : dans cette guerre, la Russie est l’agresseur qui a envahi son voisin, nié son identité, dans le plus profond mépris des règles internationales. En règle générale, le point de vue rapporté épouse celui des “gentils” : dans la guerre en cours, c’est celui des Ukrainiens, que nous aidons, mais je reste persuadée de la nécessité d’aller aussi se glisser du côté des “méchants”.
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