Partenariat Lyon Capitale - École de journalisme de Grenoble
Aujourd'hui, la 2e enquête réalisée par des étudiants de M2 de l'EJDG (ICM/Université Stendhal-Grenoble 3). Supervisés par un journaliste de Lyon Capitale, ils ont choisi des sujets complexes et mené librement leur enquête pendant plusieurs semaines.
Ils sont des milliers d’ouvriers européens à venir travailler dans le bâtiment français chaque année. Le phénomène s’accentue, les dérives également. Enquête.
2,86 euros de l’heure. Le tarif est plus que compétitif. C’est le salaire horaire net qu’a touché Joachim, un maçon portugais, pour son travail sur le chantier du Carré-de-Jaude, à Clermont-Ferrand, commandé par Eiffage Construction. Venu d’Esposende, il y a travaillé de mai à juillet 2012, pour un salaire mensuel avoisinant 500 euros. Un prix défiant toute concurrence, mais surtout illégal. Car Joachim, comme tous les ouvriers qui viennent travailler en France, aurait dû percevoir le même salaire que les ouvriers français. Cette règle a un nom : il s’agit de la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil, datant de 1996. Relative au détachement des travailleurs dans le cadre d’une prestation de services, elle stipule que le détaché, c’est-à-dire celui qui, “pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un État membre autre que l’État sur le territoire duquel il travaille habituellement”, bénéficie des conditions de travail du pays d’accueil, en premier lieu desquelles le taux de salaire minimal.
Des ouvriers “low cost”
À l’image de Joachim, plus de 300 000 ouvriers détachés arrivent en France chaque année. Ils viennent travailler sur des chantiers temporairement, dans le cadre de sous-traitances. Les entreprises françaises n’hésitent pas à faire appel à des entreprises étrangères, et ce au mépris, parfois, de la législation européenne. Car ces ouvriers low cost leur coûtent moins cher qu’un salarié français. “Joachim coûte cinq fois moins cher qu’un ouvrier français, affirme ainsi René de Froment, secrétaire général de la CGT Construction Auvergne. Pour le même travail, un maçon français est rémunéré de 10 à 13 euros de l’heure à Clermont-Ferrand.”
Ces ouvriers européens viennent en France pour avoir de meilleures conditions de travail, mais pour Joachim, qui espérait gagner plus qu’au Portugal, la douche est froide. “Il a été choqué, puisqu’il a gagné moins d’argent qu’au Portugal. Là-bas, il gagnait autour de 1 200 euros, tous frais payés, pour 10 heures de travail par jour, 55 heures par semaine”, ajoute René de Froment. Pourtant, les mésaventures de l’ouvrier portugais ne s’arrêtent pas là. À ce jour, il n’a toujours pas reçu ses salaires de juin et juillet 2012, l’entreprise intérimaire qui l’employait, ASTP, ayant déposé le bilan, le laissant sans nouvelles.
Le donneur d’ordre en question
Aujourd’hui, aidé par le syndicat CGT Construction Auvergne, Joachim s’est engagé dans la dénonciation de ces pratiques et va déposer un dossier aux prud’hommes. “Nous allons attaquer leur entreprise intérimaire portugaise, ASTP [Arturo Sendin TP] et Eiffage Construction, en disant que solidairement ils doivent payer les sommes dues aux salariés”, explique René de Froment.
Les grands groupes ont souvent recours à de la main-d’œuvre bon marché, mais il s’avère difficile de les faire condamner. Dans le cas du chantier de Jaude, Eiffage, sollicité maintes fois par la CGT, rejette en bloc toute responsabilité quant aux dérives constatées, notamment les salaires impayés des ouvriers portugais. Contacté par nos soins, Eiffage n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. “Le fait de payer à bas prix une prestation, en disant “Nous, on s’ingère pas dans l’activité économique en dessous”, c’est beaucoup trop facile, s’emporte René de Froment. C’est ça qui permet le dumping social. Aujourd’hui, on voit même apparaître en Europe des sociétés “boîtes aux lettres”, qui ensuite disparaissent. Comme ça, on ne peut pas les poursuivre, et les grands groupes, qui sont responsables de cette politique, demeurent intouchables, alors que c’est eux qui organisent ce système.”
Ce n’est pas la première fois que la CGT s’attaque à un tel dossier. En 2006, des ouvriers polonais avaient mené la fronde pour le paiement de leurs salaires sur le chantier de Super-Besse. Une “belle bagarre” menée avec la CGT Auvergne, selon René de Froment. Cette fois-là, le donneur d’ordre du chantier avait été condamné à payer les salariés polonais. C’est pour cela que le syndicat n’a pas hésité à venir en aide à Joachim.
Comme de nombreux ouvriers détachés, le maçon portugais est le maillon d’une longue chaîne d’intermédiaires. Joachim a été envoyé sur le chantier d’Eiffage par son entreprise portugaise, Paulo SA, qui travaillait pour une entreprise intermédiaire française, ASTP, chargée de recruter des ouvriers pour Eiffage. Multiples intermédiaires, sociétés “boîtes aux lettres” qui disparaissent sitôt le chantier terminé…, difficile de retrouver les responsables dans ces chaînes du détachement.
Détachement “encadré” ?
Il n’est pas compliqué pour les entreprises étrangères de venir en France, ou d’envoyer des ouvriers sur des chantiers français. “Il y a plusieurs centaines de milliers de travailleurs en France chaque année, on ne sait pas exactement combien ils sont, parfois on parle de 400 000 ouvriers. On est dans un phénomène massif”, explique Jens Thoemmes, chercheur au CNRS de Toulouse, qui a participé à une étude européenne sur ce phénomène.
Selon une étude du ministère du Travail publiée en 2011, le nombre des déclarations de détachement est passé de 1 443 en 2000 à 35 000 en 2009, et le nombre des détachés de 23 101 en 2004 à 37 924 en 2006 et 106 000 en 2009. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte le travail illégal, ni les détachements non signalés. Le ministère estime le nombre réel de travailleurs étrangers détachés à 300 000.
Le détachement des travailleurs n’est pas un phénomène nouveau, mais il évolue constamment. Au “plombier polonais” controversé, se sont ajoutés des travailleurs des nouveaux États membres de l’Union européenne ou encore des Espagnols et des Portugais, qui ne sont plus présents uniquement sur les chantiers des régions frontalières. Devant l’abondance de cette main-d’œuvre qualifiée, il n’est pas étonnant de voir que les prix attractifs des ouvriers détachés séduisent de plus en plus de professionnels, surtout dans le bâtiment où les charges sont de plus en plus contraignantes et la concurrence exacerbée.
La loi... et la pratique
La crise financière qui secoue l’Union européenne n’arrange rien. “Certains pays n’ont plus de travail à proposer à leurs ressortissants. Par exemple, au Portugal, le président a lui-même invité les ouvriers à quitter le pays pour travailler à l’étranger, parce qu’il n’y avait plus rien pour eux. Et cette situation ne peut que s’accroître. La main-d’œuvre française n’est pas extensible à volonté, alors, plus il y aura de gros chantiers, plus il y aura de salariés étrangers. La seule chose qui pourrait les faire rester chez eux, c’est une fin de crise et une révision de la directive, explique Jean-Pascal François, responsable à la Fédération nationale des salariés de la construction. Cette loi a été votée par des libéraux, favorables à la libre concurrence, qui visent la création d’un marché ultralibéral calqué sur celui des États-Unis. Une fois adoptée par la Commission, le Gouvernement n’a plus eu le choix que de la transposer en droit français.” La loi stipule clairement que les employeurs doivent respecter les temps de travail, congés, taux de salaire minimum, et reverser au pays d’origine des travailleurs détachés les cotisations sociales. Mais, en pratique, on est loin du compte. Les parlementaires français, qui ont voté ce texte en 1996, ne se doutaient-ils pas que l’application d’une telle loi entraînerait son lot de dérives ?
Pour René de Froment, “le problème, ce n’est pas la directive, c’est l’application de cette dernière. Les salariés qui viennent en France “ont faim”, et sont prêts à tout pour trouver du travail. Du coup, ils acceptent beaucoup de choses. Et comme la durée de leur présence sur le territoire français est trop courte, ils n’ont pas le temps de faire valoir leurs droits lorsqu’ils ont été floués”. Le syndicaliste déplore que cette main-d’œuvre soit mise en concurrence directe avec les ouvriers français : “Les employeurs ont trouvé que c’était une occasion en or de faire baisser le coût du travail en France.” En Gironde, le patron d’une PME qui sous-traite régulièrement à une entreprise portugaise, témoigne : “Cela fait quelques années que j’ai recours à cette main-d’œuvre. L’entreprise portugaise à qui je sous-traite m’a été conseillée par des connaissances. Je cherche à faire des économies. Je ne suis pas contre le fait que les entreprises étrangères viennent en toute légalité mais, avec toutes les charges que nous avons à payer, forcément, on ne peut pas suivre.”
L’hypocrisie du milieu
À la différence de ce patron girondin, aucune major du BTP ne revendique ouvertement le recours à cette main-d’œuvre bon marché. Sur le papier, les grands constructeurs sont tous contre, même si, dans les faits, ce sont les premiers à faire venir ces travailleurs. Et, malgré les scandales à répétition, aucune mesure n’est prise. “On peut même dire que le bâtiment ferme les yeux, témoigne René de Froment. Le président de la FFB [Fédération française du bâtiment], Didier Ridoret, a dénoncé à de nombreuses reprises ces pratiques, alors que ce sont ses trois gros adhérents [Bouygues, Vinci, Eiffage, NdlR] qui les font venir. Il y a une véritable hypocrisie dans ce milieu.” Le responsable de la CGT Auvergne souligne par ailleurs le dysfonctionnement de la FFB, divisée entre une partie de ses adhérents, qui subissent de plein fouet cette concurrence déloyale, et ceux qui embauchent cette main-d’œuvre : “Didier Ridoret ne demandera jamais une révision des lois. Parce que cela pénaliserait ses plus gros adhérents.”
Mais aujourd’hui, ce sont ces gros adhérents qui, à cause des règles du marché, subissent de plein fouet la concurrence des entrepreneurs européens. En particulier sur les chantiers publics, où ce sont les réponses aux appels d’offres les moins coûteuses qui sont retenues. “C’est un coup dur pour des grands groupes français. Ces enfumeurs de grands patrons du BTP se prennent la concurrence déloyale des entreprises étrangères en pleine face. Alors qu’au début ce sont eux qui appuyaient la directive et ces pratiques pour faire un maximum de profits”, ironise Jean-Pascal François.
Limiter la sous-traitance à deux niveaux et renforcer les contrôles
Pour enrayer les dérives sur les chantiers, la CGT a décidé de s’attaquer à la sous-traitance. Le syndicat réclame que les donneurs d’ordre soient responsables pénalement et socialement de tout ce qui se passe derrière la sous-traitance, et exige qu’elle soit limitée à deux niveaux. Ce que certains pays, comme l’Allemagne ou l’Espagne, font déjà. En France, il n’est pas rare de voir 9 à 12 niveaux de sous-traitance. “Si cela est adopté, nous sommes persuadés que les entreprises elles-mêmes ne feront plus appel à de la sous-traitance, où l’on trouve le plus souvent les ouvriers venus de l’étranger”, souligne René de Froment. Ce dernier préconise aussi de faciliter l’accès aux chantiers pour les syndicats, et une augmentation des effectifs de l’inspection du travail pour multiplier les contrôles sur le terrain et vérifier la régularité des situations. L’harmonisation des règles sociales européennes lui paraît enfin indispensable. “On n’invente pas l’eau chaude, avec ces mesures. Il faudrait aussi une régulation des coûts pratiqués. On ne peut pas continuer à avoir des chantiers 30 à 40 % moins chers que d’autres. C’est une distorsion à la concurrence”, résume Jean-Pascal François.
“La Pologne, votre partenaire privilégié dans le secteur du BTP”
Réduire les coûts du travail, c’est un des principaux arguments d’agences d’intérim, d’entreprises ou de certains sites étrangers spécialisés dans la prestation de services d’ouvriers détachés. Slogans aguicheurs, promesses d’économie et de gain de temps, les petites annonces de la construction low cost inondent le Web. Alors qu’une agence d’intérim basée en Pologne, “partenaire privilégié dans le secteur du BTP”, promet aux chefs d’entreprise “de gagner du temps et de réduire leur coût” grâce à ses ouvriers capables de répondre “à tous leurs besoins”, une entreprise portugaise chiffre l’économie d’une entreprise française qui choisirait ses salariés à “1 000 euros par employé et par mois”.
Aujourd’hui, quelques majors du BTP, notamment Bouygues, créeraient leurs propres agences d’intérim dans les pays d’Europe de l’Est. Cela ne surprend pas Jean-Pascal François : “À force de voir leur nom dans la presse, ils ont un problème de conscience, et ne veulent plus voir leur image de marque ruinée. Ils pourraient perdre des investisseurs. Du coup, ils ouvrent sûrement ces boîtes d’intérim pour dire : Nous contrôlons quand même la main-d’œuvre que nous faisons venir, il n’y a rien d’illégal dans nos pratiques.” Rien d’illégal, mais peut-être rien de désintéressé non plus. Surtout quand on sait que les charges patronales dans les pays de l’est de l’Europe sont environ moitié moins importantes que celles en vigueur en France. Selon le Centre de liaisons européennes et internationales des organismes de sécurité sociale, en Pologne, au 1er mai 2011, environ 20,10 % du salaire brut est consacré aux dépenses maladie, retraite, famille ou chômage, contre environ 56 % du salaire brut en France. Une économie non négligeable sur le coût du travail, qui n’aura pas échappé à certains patrons du BTP.
De son côté, la CGT continue le combat contre le contournement de la législation sur les chantiers français. Pour cela, elle se rend sur les chantiers, gagne la confiance des ouvriers détachés, tente de surmonter les problèmes de langue (peu parlent français et les interprètes sont rares sur les chantiers) et réussit parfois à se voir confier leurs fiches de paie. Un travail long et fastidieux, que le caractère éphémère des chantiers ne leur laisse souvent pas le temps d’achever. “Notre seule marge de manœuvre, c’est de coincer rapidement les entreprises frauduleuses, de les dénoncer et de faire des coups médiatiques. Nous manifestons souvent aussi. Le 23 janvier, par exemple, nous sommes allés manifester avec la FETBB [Fédération européenne des travailleurs du bâtiment et du bois] à Bruxelles, pour souligner toutes les dérives qui découlent de la directive et qui sont liées à des systèmes mafieux.”
L’“action” du Gouvernement
Le 12 février, la CGT a été reçue par Michel Sapin. Objectif : dénoncer l’inactivité du Gouvernement sur la question du détachement des ouvriers européens À l’issue de leur rencontre, le ministre du Travail a promis une série de mesures avant la fin du premier trimestre 2013. “Il nous a montré une note où il demande aux directions régionales de mettre en place des plans de contrôle. Elle offre aux préfets la possibilité de bloquer les chantiers irréguliers. Cela peut être une arme dissuasive, estime René de Froment, puisqu’il est plus pénalisant d’arrêter des chantiers que de donner des amendes à des entreprises qui disparaissent dans la nature.” Pour Laurent Dias, secrétaire de la CGT Construction Auvergne, cela ne suffira pas : “C’est bidon, il faudrait qu’ils demandent les contrats, les fiches de paie dans leur pays d’origine, mais, pour les avoir, c’est la croix et la bannière.” Et depuis le 12 février les actions se font toujours attendre.
Si, pour l’instant, les revendications des partenaires sociaux n’ont pas abouti, le Comité de l’emploi et des affaires sociales européennes s’apprête à étudier un projet d’avis du Comité du marché intérieur du Parlement européen sur la révision de la directive 96/71/CE. Une réforme d’ores et déjà décriée par la Confédération européenne des syndicats, qui estime qu’elle ferait passer “la protection des travailleurs au second plan par rapport aux objectifs du marché intérieur”. En attendant, la vague de travailleurs continue de déferler, et les grands chantiers avides de main-d’œuvre au rabais prolifèrent.
Easyjet bricole aussi ses contrats
Il n’y a pas que le secteur du bâtiment qui “s’arrange” avec les contrats des ouvriers détachés, pour réduire ses charges patronales. Dans le secteur aérien, la compagnie britannique Easyjet a été condamnée en 2010 pour avoir employé 170 salariés de son escale d’Orly “sous statut britannique”. Les bureaux français de la compagnie low cost auraient en effet dû appliquer à ces employés la législation du travail française, selon un décret du 23 novembre 2006 qui définit la notion de “base d’exploitation”. En employant ses salariés de l’aéroport d’Orly sous statut britannique, la compagnie réduisait ses coûts salariaux et ses charges, engendrant pour les organismes de protection sociale français un préjudice chiffré à plus de 8 millions d’euros.
Easyjet a été condamnée à verser 1,4 million d’euros à Pôle emploi et à 150 000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Créteil. La compagnie doit également verser, à titre de dommages et intérêts, 40 000 euros au Syndicat national du personnel navigant commercial (SNPNC), 40 000 euros à l’Union des navigants de l’aviation civile (Unac) et 20 000 euros à un commandant de bord. Tous s’étaient constitués partie civile au procès. En revanche, la demande de l’Ursaff (8 millions d’euros de dommages et intérêts) a été rejetée.
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