Le Savoyard Gérard Mourou, professeur et membre du Haut-collège de l’École polytechnique, prix Nobel de physique 2018, répond aux questions de Lyon Capitale.
Il a de faux airs d'Emmet "Doc" Brown, le scientifique et inventeur de Retour vers le futur. A la différence notable que ses travaux de recherche n'ont rien de science-fictionnels. Gérard Mourou, né à Albertville, en Savoie, en 1944, et formé à l'université de Grenoble (avant de poursuivre ses études à "X" et aux Etats-Unis pour revenir professeur à l'Ecole Polytechnique), sur des expériences bien tangibles et dont les applications sont très concrètes.
La technique d’amplification des lasers dénommée "Chirped Pulse Amplification" (CPA), mise au point il y a un peu plus de 30 ans par Gérard Mourou et Donna Strickland (avec qui il partage le prix Nobel) a permis de créer des impulsions laser ultracourtes (quelques dizaines de femto-secondes ; 1fs = 10-15s), et de très haute puissance (de l'ordre du pétawatt ; 1PW=1015W) ou de très haute cadence (kHz). Le principe : étaler temporellement une impulsion ultracourte à l’aide d’un réseau optique afin de diminuer son intensité instantanée avant de l’amplifier. L’impulsion est ensuite recomprimée pour atteindre des intensités qu’une amplification classique ne permettrait pas d’atteindre. La technique CPA a permis très rapidement de gagner 10 ordres de grandeur en puissance laser.
Cette découverte a contribué à l’avancement de la science dans plusieurs domaines de la physique en permettant notamment de fabriquer des lasers de plus en plus intenses pour sonder la matière. Adaptée au domaine médical, la technique CPA a aussi permis des avancées nouvelles dans le domaine de la chirurgie réfractive de l’œil et du traitement de la cataracte.
Mais c'est dans le domaine des déchets nucléaires que les travaux de Gérard Mourou pourraient avoir des résultats prodigieux. Sa technique de laser extrême pourrait permettre d'éliminer les déchets radioactifs dont on ne sait pas quoi faire aujourd'hui.
Quand avez-vous, pour la première fois, été confronté à un laser ?
La première fois que j'ai vu un laser, c'était en 1967. Le laser datant de 1960, à cette époque-là il s'agissait d'un laser de laboratoire, c'est-à-dire d'un ensemble de pièces optiques. Il n'y avait donc rien d'extraordinaire. Mais avec de potentielles applications extraordinaires. Et comme il s'agissait d'un laser à impulsion très rapide, il était recommandé de fermer les yeux.
Pour faire court, vous avez eu un coup de foudre pour le laser...
Parfaitement. Les caractéristiques d'un laser sont prodigieuses. C'est la première source de lumière cohérente alors que tout la lumière qui nous entoure (soleil, lampes,...) est une source incohérente. Pour expliquer la différence entre la lumière cohérente et la lumière incohérente, je prends l'image d'une foule et d'une armée. D'un côté, imaginez une foule de personnes qui marchent sur les Champs-Élysées : aucune de ces personnes n'a le même sexe, n'est vêtu de la même façon, n'a de rapport l'un avec l'autre, ne marchent à la même vitesse. De l'autre, prenez une armée qui défile sur ces mêmes Champs-Élysées : tous les soldats sont parfaitement positionnés les uns par rapport aux autres, si on connaît la position de l'un, on connaît fatalement la position de l'autre, ils marchent au même pas. La foule c'est la lumière incohérente et l'armée la lumière cohérente.
Est-ce vrai que tout est parti d'un accident lors de la découverte des applications du laser pour la chirurgie de l'œil ?
Oui, tout à fait. J'étais sur une expérience avec un étudiant quand ce dernier a reçu par accident un faisceau de laser dans l'œil. Nous l’avons conduit à l'hôpital et l'interne qui l'a soigné nous a demandé quelle était le type de laser à l’origine de la lésion. Je lui ai demandé à mon tour pourquoi cela l'intéressait. Le jeune médecin m'a alors expliqué que si l'œil était endommagé, la blessure était "parfaite", sans dommages collatéraux autour, alors qu'habituellement une lésion provoquée par un laser ressemble à un volcan. Nous nous sommes alors dit qu'il y avait peut-être matière à essayer de développer cette technologie dans le domaine de l’ophtalmologie. Quelques jours plus tard, le fameux interne qui avait soigné mon étudiant est venu travailler dans mon équipe. Voilà comment est née la chirurgie de l'œil au laser, notre invention, qui a permis de corriger la vue de millions de personnes dans le monde.
Parfois donc, une application scientifique peut résulter d'un accident...
Oui, enfin, cela reste quand même très rare.
Vous avez étudié de nombreuses années aux États-Unis. Que pensez-vous de la fuite des cerveaux français à l'étranger ?
La recherche en France et la recherche aux États-Unis sont toutes les deux très importantes, très différentes aussi. Mais il me faudrait des heures pour en parler.
Vous parlez de fuite des cerveaux, elle existe, mais il y a aussi beaucoup d’étrangers qui viennent en France. En fait, je crois énormément à la mobilité. Chaque fois que l’on se déplace, que l’on bouge quelque part, on apprend. Je suis dans ce cas. J'ai beaucoup appris en France et également à l’étranger. Et j'ai utilisé ce que je connaissais pour faire progresser la recherche française.
Les rencontres, dans le domaine de la science, entre chercheurs, sont-elles primordiales pour faire avancer les recherches ?
Bien entendu. Ma rencontre avec Toshiki Tajima, si c'est à elle que vous faites allusion, n'a pas eu lieu non plus dans un hall de gare. Tajima avait fait des travaux sur l'accélération de particules et moi sur le laser. Mais son schéma ne pouvait pas fonctionner sans les lasers de grande puissance. Mes travaux ont ainsi aidé les siens. Lui ne connaissait rien en laser, quant à moi je ne connaissais pas grand-chose en physique des plasmas. C’est une personne qui a reconnu que si on mettait les deux ensembles, laser et accélération de particules, ça pourrait révolutionner le domaine de l'accélération de particules. Il y a donc effectivement des rencontres essentielles mais c’est avant tout le travail collaboratif qui est extrêmement important.
Pourquoi avez-vous toujours poussé la puissance des lasers ?
Notamment pour accélérer les particules. Si on utilise une technologie nouvelle comme l'accélération de particules avec des impulsions laser, on aura des impulsions plus intenses. Pour pouvoir accélérer des particules à plus haut niveau, il faut augmenter la puissance du laser. Le fait de pouvoir produire des puissances absolument considérables ouvre un très grand champ d’applications.
Comme l'élimination des déchets nucléaires ?
Il faut rester très prudent et ne pas donner de faux espoirs. La lumière extrême, celle des lasers ultras intenses, est capable de fournir les plus grandes accélérations, les plus grandes pressions et les plus grandes températures et peut donc également fournir les plus grands espoirs à la science et à la société. On pourrait utiliser la transmutation, qui marche bien pour des atomes simples. On peut réduire par exemple le temps de vie du technétium (un élément atomique radioactif artificiel, NdlR) de 200 000 ans à 16 secondes et, même, rendre les atomes stables après. Mais il faut encore beaucoup de travail. De fait, aujourd'hui, il y a des schémas de transmutation nucléaire basés sur des accélérateurs conventionnels. Maintenant, si on avait des accélérateurs laser on pourrait faire la même chose de façon beaucoup plus compacte et moins cher.
Des essais ont-ils déjà été réalisés ?
Effectivement, des démonstrations ont été faites, pas sur les déchets eux-mêmes mais sur les matériaux radioactifs. Maintenant, il faut l’appliquer aux déchets nucléaires, c'est-à-dire ceux qui sont fabriqués par une centrale nucléaire et c'est une autre paire de manche et c’est beaucoup plus compliqué car les éléments sont imbriqués. Il faut faire attention au fait qu'en voulant augmenter leur radioactivité on peut en créer d'autres.
Pour résumer, je dirai que c'est le laser est une possibilité pour transmuter des déchets nucléaires mais qu’il faudra du temps. Avec Toshiki Tajima, nous avons formé un petit groupe de recherche et une publication sur le sujet devrait sortir très bientôt. En tant que chercheur, il faudra travailler sur cette possibilité intéressante. Il faut qu'on s'occupe de notre avenir sur la Terre.
La science se met donc aujourd'hui au service de l'environnement ?
Exactement. Avec mon collègue Toshiki Tajima, nous avons appelé cela la "cleaning science", la science du nettoyage. Il faut nettoyer ce que l'homme a créé. L'environnement est donc très important et j'ai envie de travailler sur ces questions.