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Portrait d’Eleonora di Toledo avec son fils Giovanni (1544 – 1545) Bronzino Tori (détail)

Filiation de cœur

Mariage gay, adoption, PMA, GPA, parentalité… La philosophe Jeanne-Claire Fumet répond à nouveau à la psychologue Marie-Catherine Ribeaud.

Quelque chose m'échappe, dans le propos du dernier article de M.C. Ribeaud, Filiation plurielle. Il y est question de l'adoption mais déployée en une série de mères dont la multiplication, décidément, peut laisser perplexe. Est-ce un effet à craindre du droit à l'adoption pour les couples homosexuels, ou de l'évolution de l'adoption selon les dispositions sur la PMA, ou du croisement de ces deux changements ?

La situation de l'adoption est assez éclairante, en effet, pour la réflexion sur la filiation, puisqu'elle la montre sous sa simple forme juridique et sociale, dénudée du contexte familial classique qui vient en épaissir mais aussi en obscurcir le sens.

On y pense peu, mais l'adoption est conçue par référence au modèle « biologique » de la filiation, pris comme une norme fondamentale. A juste titre, dira-t-on, si l'on considère le caractère indéniablement naturel de la reproduction ; mais l'évidence perd de sa force si l'on tient compte du caractère éminemment conventionnel de la filiation humaine, dans son statut juridique d'institution et dans sa valeur morale de reconnaissance solennelle. Être l'enfant de ses parents n'est pas une simple donnée de la nature, mais le fruit d'une déclaration symbolique, collective autant que personnelle, validée par les institutions. C'est un décret légal, investi d'une implication subjective forte, mais pas immuable, au contraire des faits de nature – sans quoi l'adoption ne saurait exister.

Il me faut ici répondre au grief que me fait M.C. Ribeaud d'un propos mal entendu, et qui découle seulement de l'analyse du modèle traditionnel, biologico-centré, de l'adoption : « la femme doit aimer le bébé qu'on lui donne ». Comment pourrait-il en être autrement, si l'on concède à l'opinion que la femme devenant mère doit se soumettre à l'injonction paradoxale d'aimer son enfant par un mouvement irrépressible de la nature (son « désir d'enfant ») et en même temps par une charge morale inconditionnelle (son « sens maternel »). Si elle y manque, on la tient pour une mère « dénaturée », ou bien pour une mère « indigne », voire les deux à la fois. Si elle devient mère par adoption, il lui faut faire la preuve qu'elle ne démérite pas du titre qu'on lui concède. Si on associe l'attachement maternel primaire aux échanges intra-utérins, puisqu'ils font défaut en ce cas, comment la femme qui adopte viendra-t-elle à bout de justifier son état, sinon en s'engageant sans réserve dans la seule voie restante, celle du devoir moral inconditionnel ? D'où l'impératif qui lui est posé (et dont il ne m'étonne guère qu'il ait pu servir d’instrument de terreur institutionnel auprès des femmes adoptantes) « d'aimer l'enfant qu'on lui donne ». Tout est lié, dans le système de l'opinion et du préjugé, c'est bien pourquoi l'analyse en est si difficile et propice au malentendu.

Il y a difficulté à concevoir que la racine du sentiment de filiation ne réside pas essentiellement dans l'expérience de la gestation – ce que présuppose à la fois l'expérience réussie de l'adoption et celle, plus évidente encore, de la paternité heureuse et assumée. Mater semper certa est, dit pragmatiquement le droit, ce que le sens commun entend volontiers en un sens poétique, comme un baume pour les besoins affectifs : la mère est toujours sûre. L'expérience aura beau témoigner du contraire, la croyance dans la force de l'attachement originaire garde un caractère fondateur et sacré. Que coûterait-il d'y renoncer ? Ce serait admettre que la filiation (comme la parentalité) inclut une part de contingence et de subjectivité, voire de préférence particulière. Le lien familial en deviendrait indécis et mal assuré : on aurait pu ou on peut n'être pas aimé de ces parents qui nous sont échus, ou ne pas les aimer, malgré toute la consanguinité qu'on voudra. L'image nous heurte et fait injure à nos attentes sensibles. On veut croire qu'au moins cet amour-là est à l'abri des aléas, qu'il reste le fond inaltérable de l'histoire de chacun jusque dans ses naufrages et ses errances. Si la relation peut se construire, elle peut aussi ne pas se construire, et elle cesse alors d'être enracinée dans l'ordre des choses. Le sol se dérobe sous nos pieds.

L'adoption pose un véritable dilemme à nos représentations habituelles : on la loue comme un acte généreux et altruiste, mais on s'en méfie comme d'une mise en cause implicite de l'hégémonie de la filiation génétique. Force est de la tenir pour un pis-aller, certes louable, mais mineur, de dévaloriser la filiation de cœur au profit de celle du sang, pour préserver la suprématie de ce que nous croyons enraciné dans la nature des choses. Si l'on tente d'écarter ces croyances, on peut considérer comme recevable d'autres formes de filiation et d'autres structures familiales – dont l’homoparentalité, par exemple. Or c'est bien là que le bât blesse : réussir à penser cette possibilité non pas comme un désordre, une dégradation sociale et un risque moral, mais comme la modulation harmonieuse d'une conception universelle des valeurs humaines.

Voilà qui nous épargnera peut-être d'accabler notre pauvre Émilienne d'une floraison de mères – quatre, décidément, c'est beaucoup... Faut-il l'imaginer adoptée par un couple de femmes stériles ayant fait appel à une mère donneuse et à une mère porteuse ? Ou par un homme l'ayant conçue et fait naître par GPA puis trois fois marié dans le louable souci de lui donner la mère qui lui aurait manqué ? Ou orpheline d'une mère qui... je m'y perds.

La question fondamentale revient toujours : si on reconnaît les liens familiaux comme une élaboration complexe, qui fait le partage de la conscience et des besoins, de la spiritualité et des hormones, des aspirations idéales et des tendances inaperçues, pour se rencontrer dans ce miracle de déséquilibre qu'est le désir d'éduquer ensemble un enfant, et non comme un penchant physiologique pré-établi, ces liens en sont-ils pour autant dégradés ? En élargir l'acception au-delà du modèle de la fertilité sexuée, vers celui du droit, du symbole, de l'engagement librement consenti, est-ce mettre en péril leur valeur ? Et si l'on admet qu'ils relèvent en grande partie d'une organisation morale, juridique et sociale, est-ce les dévoyer qu'en étendre l'accès à davantage de personnes, sans le limiter à la capacité physiologique ?

Mais ne perdons pas de vue notre sujet : c'est de la filiation qu'il est question ici. L'enjeu en est la construction identitaire de l'enfant. Comment se construira-t-il dans une prolifération de parentèle aux frontières incertaines ?

Reprenons l'image de l'arbre généalogique où l'on s'efforcera de percher son enfant, de cœur ou de sang. La filiation se complique forcément quand l'arbre est d'emblée double, comme c'est le cas dans l'adoption. L'enfant doit apprendre à faire sienne cette ascendance bizarrement appariée par l'acte qui l'accueille. Mais à bien prendre, qu'en est-il de cet arbre dans le cas le plus classique de filiation génétique ? Doublé, quadruplé, démultiplié à chaque génération, il foisonne et s'étoffe de myriades de noms, de dates, de lieux, de métiers, dans une hallucinante profusion d'indications variables et incertaines, où tout se mélange. Une mère célibataire ? Voilà une branche effacée. Un adultère discret, un mariage après naissance ? On ne saura jamais si l'on a quelque lien avec ces collections de morts qui ne sont plus rien à personne, depuis déjà longtemps. Comment fera-t-on de cet imbroglio la réponse à une quête des origines ? Mais il y a de l'unité, de la mesure, de la limite, dira-t-on. Osera-t-on répondre qu'il n'y a guère là qu'une classification somme toute assez arbitraire ? Il y a de l'ordre puisqu'il y va de l’État-Civil, tout de même. Mais en quoi cet ordre consigné dans les archives vaudrait-il mieux que les actes établis au présent entre vivants ?

Posons autrement le problème : l'identité personnelle ne peut-elle se construire que sur le fond d'un héritage ancestral dûment répertorié ? Sorti des questions de ressemblance (le nez de mamie, la bouche de tonton Louis, la voix du cousin Marcel) en somme plutôt anecdotiques quand elles ne deviennent pas pesantes (elle finira comme sa tante, elle a ça dans les gènes), que nous sont réellement ces anciens qui n'ont jamais imaginé notre future existence et dont les vertus ou les défauts nous sont aussi étrangers que ceux de n'importe quel passant ? Ne sommes-nous pas davantage pétris des relations quotidiennes vécues avec les proches de notre enfance ? Encore leur influence est-elle infiniment moins claire qu'on ne voudrait le croire : ce que nous avons d'eux est passé par le tamis de notre propre singularité, de notre perception, de nos croyances et de nos préférences, de nos expériences et de nos réticences. Ce n'est plus vraiment eux, en somme, c'est devenu nous-même. Comme devient en partie nous-même ce que nous tenons de nos amis et de nos proches, de nos rencontres et de nos éloignements d'adultes. Ce qui est mystérieux, c'est ce qui fait l'unité de cette identité plastique toujours en mouvement. Mais c'est une autre question.

Il est vrai que la quête des origines a tendance à devenir un détour obligé, une attente sociale pressante à l’égard de ceux qui n'ont pas grandi auprès de leurs parents natifs, comme s'il leur fallait faire la preuve qu'ils n'oublient pas qu'ils viennent de quelque part ailleurs, d'un espace et d'un temps qui leur assigne une essence ineffaçable en dépit de leur propre parcours. Pourtant, nous ne sommes pas des plantes en pot et nos racines ne nous sont pas absolument vitales, même si nous pouvons en concevoir de la curiosité ou de la nostalgie. Le désir de s'ancrer dans un passé commun peut répondre à l'angoisse collective d'affronter un avenir opaque et très incertain, mais ce n'est sans doute pas la seule manière de se construire soi-même et de prendre pied dans une époque qui n'est de toute façon pas celle de ses parents.

Réfléchir à la filiation, ce serait peut-être en redessiner les contours, y estomper les relations d'appartenance pour laisser croître les relations de confiance et d'engagement, y préférer le devenir d'autrui à sa propre postérité ; cela ne signifierait pas qu'on en balaie les lignes ou qu'on en dissolve les limites. La famille, dans sa forme historique, est une structure de convention, renforcée par les traditions et polie par le temps ; en son fond, elle est une communauté fondée sur le souci de l'autre. Il peut varier de formes sans se perdre pour autant.

Au désir d'illimité - forme déréalisée, peut-être, du fantasme de toute-puissance - répond en creux la hantise de la prolifération. On peut éprouver de la peur à l'idée d'une prolifération sauvage, anomique, des formes sociales qui assurent tant bien que mal l'équilibre des communautés humaines. Ouvrir encore des droits, reconnaître d'autres légitimités, n'est-ce pas dissoudre tout droit et araser toute légitimité ? Mais pourtant, le danger n'est peut-être pas si grand : une fois encore, la pluralité n'est une menace que si l'approche quantitative prend le pas sur la qualité relationnelle et affective – non que les affects résolvent rien, mais ils sont parfois porteurs de précieuses finalités humaines.

Redistribuer les conditions sociales de l'organisation familiale n'est pas le gage d'une irresponsabilité accrue des individus concernés : c'est l'invitation faite à chacun de repenser pour son propre compte son désir et ses motivations à accompagner des enfants vers leur autonomie. De cette finalité, aucune mesure objective externe ne peut rendre raison, aucune décision légale ne peut tracer les bornes. En remettant la responsabilité de leurs choix entre les mains de ses acteurs, la société les réinvestit de leur dignité de sujets. Faut-il le déplorer ?

Jeanne-Claire Fumet

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