S'il est exagéré de dire que le Lyonnais brille par son humour, il l'est également de penser que les habitants de la capitale des Gaules, d'apparence secrets, sévères et froids, sont pisse-vinaigres.
Nous sommes le 25 février 1975. Sous les ors présidentiels, Paul Bocuse reçoit des mains de Valéry Giscard d'Estaing les insignes de chevalier de la Légion d'honneur (il est depuis monté en grade : commandeur, comme Sœur Emmanuelle). Peu avant, toute sa "bande" (les Guérard, Troisgros, Vergé, Haeberlin, Chapel et Outhier) a investi les cuisines de l'Élysée pour préparer le repas qu'ils dégusteront à la table du chef d'État – une première. Le montrachet 1970 du domaine de la Romanée-Conti, le château-margaux et le magnum Roederer 1926, de l'année de naissance du président, et de Bocuse (9 jours les séparent), s'écoulent dans les verres de cristal Baccarat. Au menu : escalope de saumon à l'oseille, aiguillettes de canard, salades du Moulin, fromages et chariot de desserts. Quand la soupe aux truffes noires arrive, Valéry Giscard d'Estaing s'enquiert comment attaquer la soupière. Finaud, Paul Bocuse réplique du tac au tac : "Cassez la croûte, monsieur le président !"... "Le maître d'hôtel faillit s'en étrangler" rapporte un journaliste de L'Express de l'époque.
Bocuse Ier, roi du canular
Et comme VGE choisit cette même date pour ses "causeries au coin du feu" télévisuelles*, Bocuse profite de la présence des journalistes pour faire son auto-promo. Et de s'esclaffer dans France-Soir : "Comme le président enregistre son allocution télévisée cet après-midi, nous lui avons préparé un repas léger...".
Voilà ce qu'est l'humour à la sauce lyonnaise. Un mélange de dérision, d'ironie, de gag et de quiproquo, servi par un art du verbe et de la formule assez bien maîtrisé.
Et en la matière, Dieu le Père (Paul Bocuse, pas Valéry Giscard d'Estaing) est un virtuose. D'ailleurs, pour l'empereur de la cuisine française, il faudrait voir l'origine du mot canular dans le préfixe canut et le suffixe lard... Certains se demandent d'ailleurs encore si c'est du lard ou du cochon.
C comme Courlyno
Félix Benoît, grand humoriste lyonnais, rapporte une anecdote savoureuse. En 1980, pour symboliser et faire connaître aux habitants de l'agglomération les missions de la Communauté urbaine (Courly), un élu (André Soulier) et un publicitaire (Georges Verney-Carron) imaginent un curieux volatile. C'est ainsi que naquit Courlyno, un pic vert (en fait bleu) portant un grand "C" sur sa salopette, et dont les histoires en bande dessinée furent distribuées dans toutes les écoles à titre d'outil pédagogique. Ce qui ne manqua pas de faire hurler de rire Paul Bocuse qui, recevant les délégations officielles pour le vingtième anniversaire du jumelage entre Francfort et Lyon, eut ce mot pour le maire Francisque Collomb : "aujourd'hui, je vais vous servir un courlyno rôti. C'est un volatile très difficile à déplumer et très long à cuire. Quand il est d'une couleur ambre, il faut le sortir du four et terminer la cuisson dans un soulier...".
Les cousins Monty Python
Quand on évoque l'humour lyonnais, une autre figure se détache clairement : Félix Benoît, né au 75 de la rue Vauban (6e), ciseleur de la petite histoire lyonnaise, gastronome militant, humoriste à part entière, et dont l'unique ambition consista à persévérer dans la distillation de "la gelée royale de la pensée contemporaine", véritable pierre angulaire de l'Institut des sciences clavologiques (l'Ordre du clou), dont il fut le Grand Chancelier, recteur et Sublime Pointe de la Botte Secrète. C'est lui qui "libéra" l'Ile Barbe, en 1977, et en fit un état souverain que l'ONU, curieusement, n'a toujours pas reconnu (lire La barbe meurt et ne se rase pas).
Il y a un côté absurde dans l'humour lyonnais ; un trait de caractère qui n'est pas sans rappeler son cousin britannique. On pense au burlesque des Monty Python. "L'humour lyonnais est très proche de l'humour anglais, assure d'ailleurs Joseph Folliet, écrivain, sociologue puis curé du cru, véritable orfèvre en la matière. À croire que l'humour est un fruit qui mûrit dans le brouillard... C'est un humour lent, à retardement. Il faut du temps pour le comprendre. Il fait sourire au bout de deux ou trois secondes, quand on a vraiment compris de quoi il s'agit" Et qui s'illustre à merveille à travers La Plaisante Sagesse lyonnaise, un recueil de maximes et de réflexions morales récoltées dans le premier quart du XXe siècle par Justin Godard, (éphémère) ancien maire de Lyon : "Quand on a besoin de rien, tout le monde sont à votre service" ou "Vois-tu, gone, ça qu'on dit et ça qu'on pense, ça qu'on pense et ça qu'on dit, bien des fois y a que c'est juste tout l'incontraire" ou encore "Écoute petit ! Pour faire son chemin faut de l'honnêteté et de l'habileté. L'honnêteté, c'est de tenir ses engagements. L'habileté, c'est de jamais en prendre".
Andouille et tambouille
Gare néanmoins aux comparaisons. Pour l'écrivain stéphanois ( !) Charles Exbrayat, les dés sont jetés : "comment pourrait-on croire (…) que le comportement intellectuel est identique chez le buveur de thé et l'assoiffé de beaujolais ? C'est la raison fondamentale qui, par exemple, sépare l'humour du cockney et celui du gone. Les juger frères est une de ces hérésies qui reviendrait à penser qu'une assiette de porridge vaut un saucisson brioché".
Ce qui, en revanche, est parfaitement acquis, c'est que la gastronomie est l'un des maîtres-mots de cet humour lyonnais. Pétri d'érudition et de gourmandise, il fait souvent référence aux cérémonies et aux confréries bachiques, parties intégrantes de l'identité de la ville. On peut citer, en vrac : la Confrérie des Francs-Mâchons, les Mangeurs du Matin, l'Académie du Coq en Pâte, l'Ordre de la Tête de Veau, celui de la Quenelle, Ceux Qui N'ont Jamais Pas Soif, l'Ordre hospitalier curieux et courtois des Chevaliers de Saint Bacchus, etc.
"Ces académies nourrissent une tradition et maintiennent une forme de sociabilité entre notables, journalistes, politiques, hommes d'affaires, écrit Maria-Anne Privat-Savigny, ancienne conservateur en Chef du patrimoine aux Muséees Gadagne. (…) Elles cultivent l'art de bien manger agrémenté d'un humour jovial"***. Allez mâchonner dans un bouchon pour vous en rendre compte !
Humour et gastronomie.... "C'est là un couple d'harmonie parfaite, car l'esprit est aussi le sel de la cuisine, défend becs et ongles Henry Clos Jouve, journaliste et truculent président des chroniqueurs de la gastronomie et du tourisme. Les bonnes histoires naissent de digestions heureuses, comme un joyeux refrain couronne de cordiales agapes. Ce ne sont point les tristes dyspeptiques ni les ternes hypocondriaques qui trouveront dans la fadeur de leurs régimes cette merveilleuses étincelle qui provoque et sain et sonore éclat de rire"**.
Pisse-vinaigre et pince-sans-rire
Pour Félix Benoît, "l'humour lyonnais est assez comparable à une traboule ! Ce qui signifie qu'au départ on ne sait par quel bout le prendre...". Une définition assez proche de celle donnée par Jean-Luc Chavent, conteur de rues et de loin le moustachu le plus connu de la place lyonnaise : "c'est entre deux eaux l'humour lyonnais. On ne comprend pas toujours bien. On ne rit pas, on ricane plutôt. Ce sont des gémissements plutôt que des ricanements. C'est un peu pince-sans-rire, un peu grinçant et médisant."
"Mais jamais méchant, car un bon Lyonnais se saurait être méchant, poursuit Gérard Truchet, président des Amis de Lyon et de Guignol. Tout au mieux ironique. Avec une pointe de dérision et beaucoup d'auto-dérision, car le Lyonnais ne se prend pas au sérieux."
Les mots jouent beaucoup aussi. C'est le parler de Guignol, que l'association citée se démène à défendre et à faire perdurer (lire L'argot lyonnais). C'est la Mère Cottivet, une concierge de fiction, qui a sa marionnette aux côtés de Guignol. Tous les mercredis, pendant 44 ans (1927-1971), la pipelette qui habitait au "cent moins n'un" de la montée de la Grande-Côte parodiait les moeurs des hommes politiques lyonnais sur Radio Lyon en commençant toujours par cette phrase devenue célèbre : "En descendant montez donc, vous verrez le petit comme il est grand"... Retour à l'absurde, au saugrenu et à l'incongru.
Notes
* sur le modèle des fireside chats de Franklin D. Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale.
** L'humour lyonnais. Éditions Horvath. 1981.
*** Gourmandises ! Histoire de la gastronomie à Lyon. SilvanaEditoriale. 2011.
La barbe meurt et ne se rase pas
Si vous vous promenez sur l'Ile Barbe, du côté du restaurant étoilé L'Auberge de l'Ile, vous pourrez peut-être distinguer, au beau milieu des pousses de bambou, une plaque sur laquelle est gravée "État souverain de l'Ile Barbe. Consulat général". L'un des plus jolis canulars de l'histoire lyonnaise.
Lorsqu'en 1977, la ville de Lyon rattacha l'île au 9e arrondissement, un groupe de joyeux drilles décida de "libérer" l'îlot - de la taille des trois-quarts de la place Bellecour - à bord d'une petite barque de pêche. Une monnaie fut créée, le poil, qui fut rapidement indexée sur l'écu européen (grâce à une intervention de l'économiste Raymond Barre, qui fut logiquement nommé ministre des finances), le fameux poil d'écu... Quant à l'animal fabuleux auquel se réfère leur premier parti politique majoritaire, c'est le homard, "un animal au poil" qui "exige des cuisiniers d'être plongé vivant dans l'eau bouillante, et l'on sait que depuis le martyre de sainte Julienne, transformée en soupe de légumes, on ne connaît pas d'exemple plus édifiant de l'esprit de sacrifice". La devise de l'Ile Barbe : "la barbe meurt et ne se rase pas." L'exemple même du comique absurde lyonnais.
L'argot lyonnais
L'humour lyonnais se caractérise assurément par sa langue et son vocabulaire propre.
Au XIXe siècle, les Canuts de la Croix-Rousse, sans doute en réaction à la bourgeoisie lyonnaise, ont développé un argot lyonnais illustré par la littérature de Guignol. C'est une dérivation du franco-provençal – langue gallo-romaine issue de la latinisation qui a rayonné à partir de Lugdunum -, avec une exagération drôle et expressive de certains traits phonétiques et grammaticaux. La langue de Guignol se compose ainsi de nombreuses déformations et créations expressives (esprité pour plein d'esprit, explicationner pour donner des explications, lantibardanner pour traîner au lit...). Elle opère également des rapprochements cocasses avec des mots aux sonorités proches (voix de centaire pour voix de stentor, automaboule pour automobile, rhinoféroce pour rhinocéros, trait d'ognon pour trait s'union...).
Il y aussi l'accent lyonnais : les traits les plus marquants de la prononciation sont le rapprochement du "a" avec le "o" (autrement dit, la vélarisation du "a" tonique : avocat prononcé avocât), le rapprochement du "o" ouvert avec le "eu" (bord prononcé comme beur), et la fermeture du "eu" ouvert (jeune prononcé comme jeûne).
Barre aux Guignols de l'info. Point barre
Les Lyonnais n'ont pas la cote chez les marionnettes de Canal.
Quand on évoque Les Guignols de l'info, on pense forcément à Guignol (surtout quand on est de Lyon). Faut-il voir dans l'émission satirique phare de Canal + un clin d'oeil à la marionnette emblématique lyonnaise* ? Ne faisons pas preuve d'un chauvinisme outrecuidant, Les Guignols de l'info s'est inspiré de sa cousine - à succès - britannique Spitting Image. Mais d'un point de vue historique, l'émission de huit minutes s'inscrit dans la pure tradition des théâtres de marionnette, satiriques et frondeurs, qui, depuis le Guignol lyonnais, remettent en cause le pouvoir.
Pour Paul Fournel, le biographe de Guignol, Les Guignols de l'info "c'est guignol sans Guignol. Quoique.... la marionnette de PPDA a un comportement très guignolesque dans sa façon de commenter l'actualité, portant sous couvert de naïveté des jugements ironiques sur les puissants. " **. Quant à Jean-Guy Mourguet, descendant de Laurent Mourguet, créateur de Guignol, il a confié à François Guizerix, marionnettiste historique de Canal +, que Les Guignols de l'info étaient les héritiers du Guignol de ses aînés.
La faute à Gaccio ?
Ceci étant dit, reste à savoir pourquoi aucun Lyonnais n'a eu sa marionnette sur la chaîne cryptée – excepté Raymond Barre (nu et en odalisque, dans une parodie d'une publicité pour Virgin) et Raymond Domenech, (qui composait son équipe de France de football en fonction du signe astrologique des joueurs ou de leur opérateur téléphonique)... Jalousie, rivalité de l'ex auteur et leader des Guignols de l'info d'origine stéphanoise, Bruno Gaccio?
L'une des seules fois où des Lyonnais ont été "mis en valeur", c'était fin 2011, à l'occasion de la sortie du film d'Olivier Marchal, Les Lyonnais. Edmond "Monmon" Vidal, le patron du gang de braqueurs éponyme, discute avec l'un de ses complices, après un casse. Autant dire qu'on en a pris pour notre grade ! Extrait :
"-Edmond, viens, on va s'éclater place Bellecour !
Edmond regarde sa montre.
- Il est 21h30. Tout est fermé.
- Ah ouais, meeerde. Edmond, viens, on va à la Fête des Lumières, y paraît qu'c'est super beau !
- C'est dans trois semaines....
- Ah ouais, meeerde. Euh, sinon on peut aller voir un match de Lyon...
- Ils jouent à l'extérieur.
-Oh putain, qu'est ce qu'on s'fait chier..."
Voix off : Les Lyonnais. À part attaquer des banques, ils n'avaient rien d'autre à faire à Lyon.
Et PPDA de conclure : "Oh, c'est dur... Y 'a des trucs bien à Lyon : on peut y prendre le TGV pour Paris."
PS : on a aussi pu apercevoir Nora Berra, montrée comme une femme de ménage de l'Élysée et l'entraîneur de foot Jacques Santini, dont le jeu éponyme consistait à trouver la fin de phrase avant qu'il n'ait fini de parler.
Notes
* 1,9 million de téléspectateurs en moyenne, du 6 janvier au 11 juillet 2014, pour une part d'audience de 8,5% (Médiamétrie).
** Le Figaro.fr du 3 mars 2008.
Verbatim
"Veuillez vous enfoncer dans la tête que l'humour est un gaz bienfaisant qui entre pour un tiers dans l'air que respire Lyon... Tout est l'humoristique dans cette ville. Il y coule plus d'eau que partout ailleurs et l'on n'y boit que du vin. On y a la réputation de craindre les voyages et elle compte autant de gares que Paris. Des millionnaires authentiques jouent à s'y vêtir modestement. La place des Jacobins, qui est bourgeoise, porte un nom révolutionnaire, et le théâtre des Célestins le nom d'un couvent. La soie, qui est la gloire de la ville, se cache dans les rues les plus étroites.... On trouverait cente contradictions de cet ordre, et chaque famille a les siennes qu'elle transmet."
André Dahl, dans la préface du catalogue du Salon de l'humour de Lyon (1929).
Humo(e)urs De Paris, Marseille et de Lyon
De la Papouasie-Nouvelle-Guinée au Costa Rica, en passant par le Groenland ou l'extrême pointe du Chili, le rire est une chose universellement partagée. De là à penser que ce qui fait sourire ici fait rigoler là, rien n'est moins sûr. Y-a-t-il des territoires du rire, des géographies de l'humour ? Rit-on de la même façon à Paris et à Lyon, à Marseille et à Lille ?
"Ce n'est ni l'esprit clinquant ou la gouaille provocante que les Parisiens aiment à exhiber, ni le claironnement ou la galéjade d'opérette qu'affectionnent les Marseillais" croit savoir le journaliste Jacques Fontaine.
"Un humour montagnard ne doit pas être le même qu'un humour des plaines, pense Gérard Truchet, président des Amis de Lyon et de Guignol. Dans l'humour parisien, il n'y a pas cette subtilité, c'est le m'as-tu-vu, ça illustre le caractère de celui qui a tout vu et sais tout. Quant à l'humour marseillais, il est lourd et sans élégance."