Formation professionnelle : une mine pour les sectes

Enquête – Nouvel eldorado pour les sectes, l’entreprise fait face depuis une quinzaine d’années à leurs assauts, notamment via la formation professionnelle. Pourquoi les sectes s’intéressent-elles autant à l’entreprise et comment agissent-elles ? Des victimes et des acteurs de la lutte antisectes racontent.

Outre les entreprises, des organismes publics ou semi-publics sont les portes d'accès à la formation professionnelle. C'est ainsi par Cap Emploi que Lili a été orientée vers son "formateur" © Maxppp.

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En avril 2012, après un accident du travail, Lili, 35 ans, veut se reconvertir. Elle se rend à Cap Emploi 31, à Toulouse (l’équivalent de Pôle Emploi pour les travailleurs handicapés). Là, on lui propose une formation, financée par le conseil régional, dans un nouvel organisme. La jeune femme contacte le responsable, qui lui demande de venir chez lui. Il lui explique aussitôt que ces conditions sont très provisoires. “Nous étions censés poursuivre la formation dans un lieu extérieur, ce qui n’est jamais arrivé. Les deux mois et demi qu’a duré ma formation se sont déroulés dans son garage aménagé !” Chaque matin, d’avril à juin 2012, elle se rend donc chez lui.

“Un jour, il impose une prière, ou un rituel”

D’emblée, le “formateur” propose à Lili de l’embaucher au terme de sa formation. Il a monté sa société d’informatique et propose ses services via son site Internet. La jeune femme a l’intention de monter son entreprise, mais la proposition représente une belle opportunité, d’autant qu’elle devrait obtenir une attestation de formation reconnue par Apple. Autant dire le Graal dans ce métier.

Le formateur se présente comme un homme compétent et sympathique. Pourtant, le premier jour, il place la jeune femme sur un logiciel qui n’a rien à voir avec ce qui était prévu. Et il lui pose des questions sur elle. Elle évoque son accident de travail, qui l’a un peu éloignée de ses proches, sa situation financière difficile… “Peut-être imagine-t-il que je suis une proie facile. Il me parle de son cancer, qu’il soigne lui-même grâce à une “méthode”. Je suis sceptique, mais je m’intéresse. Il me montre des prières qu’il pratique avec sa femme et sa fille. À première vue, c’est plutôt rigolo…”

Mais, “un jour, il impose un rituel, sorte d’appel à la lumière, qu’on se met à pratiquer pendant deux heures chaque matin”. Avec le recul, d’autres faits étranges lui reviennent : lorsqu’elle arrive, le café est déjà prêt. Or, chaque fois, elle se trouve dans un état second après l’avoir bu. “Devant la tournure des événements, je lui dis que je souhaite m’en tenir au travail. C’est alors que les choses commencent à mal se passer : il se met à m’ignorer, puis à me dire que je suis une “merde”, que ma vie “est de la merde” et d’autres insultes du même ordre. La situation devient insupportable. Mes proches m’encouragent pourtant à aller jusqu’au bout de la formation pour obtenir mon attestation.”

“Il me parle de son dojo, où il m’invite à le suivre”

Malgré l’humiliation et après réflexion, Lili accepte de reprendre le rituel. Chaque jour, elle signe une attestation de présence pour Cap Emploi. “Je supporte quelque temps encore son manège, jusqu’au jour où éclate une forte dispute entre nous. Je claque la porte. Il se met à m’appeler pour s’excuser. Il pleure, se confond en excuses et propose de m’emmener au restaurant. Je me dis que je vais être plus maligne que lui : aller dans son sens pour obtenir mon attestation. C’est ma seule préoccupation. Alors il se radoucit, m’offre le restaurant – aux frais de la région ! – et me parle pour la première fois de son “dojo” où il m’invite à le suivre. Sur place, mes soupçons se confirment. Jusque-là, il n’avait mentionné aucun nom, sinon celui de ses prières étranges, ni fait référence à aucune organisation. Cette fois, je retiens le nom à l’entrée du bâtiment, Sukyo Mahikari, et j’observe : une foule de gens agenouillés qui prient et une boîte destinée aux offrandes… On est si loin de ce qui était prévu lorsque je me suis inscrite à cette formation !”

Le lendemain, Lili dit à son formateur qu’elle voit clair dans son jeu – elle ne prononce pas le mot secte, mais c’est à ça qu’elle pense – et exige qu’ils se remettent au travail. “Mais il prend peur, il pense que je vais peut-être le dénoncer à la région. De nouveau, des pleurs, il me prend par les sentiments.” Le dernier jour, la jeune femme exige de passer les tests de validation de sa formation. Il y a longtemps que son “formateur” ne lui apprend plus rien. Il refuse d’abord puis, voyant qu’elle ne cède pas à son chantage affectif, accepte. Elle obtient le précieux sésame, avant de couper définitivement les ponts.

“Cap Emploi m’a suggéré de n’en parler à personne”

Pendant la formation, Lili a tenté de téléphoner aux services de la Région pour les mettre au courant, mais la réponse est arrivée trois mois plus tard. “Quant à la conseillère de Cap Emploi, elle m’a demandé de rédiger un courrier, ce que j’ai refusé, et m’a suggéré de n’en parler à personne.”

Lili ne veut plus rien avoir à faire avec son formateur, mais elle est encore en colère. “Ce qui est certain, c’est que j’ai eu du mal à m’en remettre. Rien de ce qui était fixé au départ dans cette formation n’a été respecté. Ce prétendu formateur, de toute évidence un adepte, attendait de moi que je rentre dans sa secte. Et c’est la Région qui a financé ces deux mois et demi de formation, pour… 6 000 euros !”

Le conseil régional de Midi-Pyrénées n’a pas souhaité répondre à nos questions. À la Miviludes, la réponse d’Henri-Pierre Debord, conseiller chargé des questions économiques et financières, est claire : “Sukyo Mahikari est un mouvement sur lequel la Miviludes exerce une vigilance depuis de nombreuses années.” Mais l’organisme vers lequel Lili a été envoyée est bien un organisme de formation professionnelle, nous confirme M. Debord, ce qui implique une déclaration à la direction régionale du travail et de l'emploi. Il a reçu une quarantaine de stagiaires en 2011.

Cap Emploi s’explique

Nous avons contacté Cap Emploi pour savoir ce qu’il était advenu du formateur. La personne chargée de mission alertée par Lili a changé de région, nous explique-t-on, mais elle avait informé sa hiérarchie aussitôt qu’elle avait eu connaissance du problème. À l'évocation du nom de la formation, la responsable du service Préparation à l’emploi et à la formation se souvient d'ailleurs de l'affaire. Elle nous affirme avoir donné deux consignes en interne : informer le financeur dans les plus brefs délais – “Ça a été fait de vive voix” – et ne pas orienter de personnes accompagnées par la structure vers cette formation jusqu’à nouvel ordre. “C'était pour nous un cas d’école. C’était la première fois qu’on sollicitait cet organisme, car on était en présence d’une demande de formation très spécifique”, explique-t-elle.

À ce jour, le “formateur” de Lili continue d’exercer en tant qu’indépendant et propose ses services aux entreprises. Il l’a bien compris : vu l’insuffisance des contrôles, la formation représente la poule aux œufs d’or…

L’entreprise, une aubaine pour les sectes

La tentation est forte : 30 milliards d’euros sont collectés chaque année au titre de la formation professionnelle. Quant au champ d’action, il est immense : performance, coaching, “bien-être”, “développement personnel”…

“L’argent constitue à la fois le moteur du véhicule, la destination du trajet et les méandres du chemin”, peut-on lire dans le rapport de la commission parlementaire qui s’est penchée en 2009 sur la relation entre les sectes et l’argent. Les entreprises ont d'alléchants budgets de formation continue, confirme Arnaud Palisson, ancien analyste à la Direction centrale des renseignements généraux. La secte vise à donner le plus de formations possibles dans l'entreprise, afin d'y ancrer sa présence sur le long terme. Ensuite, la société met à disposition un public captif : les employés. La secte n'a même pas besoin de les démarcher ! Et puisque les employés sont tenus d'assister aux séminaires, il est plus facile de les intéresser à la doctrine de la secte. Dans la masse des employés ainsi mis à disposition, certains accrocheront bien au discours du formateur et désireront poursuivre, à titre individuel, leur progression personnelle, philosophique ou spirituelle dans le sillage de la doctrine sectaire à laquelle ils ont été exposés…”

Visés en priorité : les cadres

Certaines organisations se sont adaptées spécialement à la captation en entreprise, note Arnaud Palisson, en développant des plans de formation propres au monde du travail, voire en créant des organisations écrans ayant pignon sur rue, spécialisées dans la formation en entreprise. Elles visent principalement les cadres, les décideurs. Un niveau culturel élevé ne garantit contre rien, observe la Miviludes.

Comme le montre la réticence de celles que nous avons rencontrées, les victimes refusent souvent de témoigner. Menaces, peur des représailles, honte, décrédibilisation de l’entreprise… les raisons du silence sont multiples. Et les adeptes qui s’aperçoivent de leur erreur portent rarement plainte. 1 % seulement des victimes auraient recours à la justice.

Les pouvoirs publics, par l’intermédiaire de la Miviludes, mais aussi les principales associations d’aide aux victimes (Adfi, Vigi-Sectes…) mettent en garde depuis plusieurs années les cercles économiques contre cette forme d’attaque. Mais les entrepreneurs placent encore aujourd’hui le risque sectaire presque en dernier sur l’éventail des risques à considérer. Et il est difficile de leur opposer des chiffres, comme le nombre d’entreprises concernées par l’approche sectaire : “Tout simplement parce que l’entreprise ne dira pas – ou rarement – qu’elle a connu un risque sectaire”, explique Henri-Pierre Debord. Trop mauvais pour l’image.

Trois questions à Henri-Pierre Debord, conseiller chargé des questions économiques et financières auprès de la Miviludes.

Lyon Capitale : Avez-vous des chiffres précis sur le nombre d’entreprises victimes ?

Henri-Pierre Debord : 20 % de l’ensemble des prestations de formation professionnelle considérées comme telles par le ministère compétent et la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle sont “de type comportemental”. On ne forme donc pas sur des techniques de métier, mais sur l’amélioration du “savoir-être”. Ces formations prennent une place considérable dans la formation de l’ensemble des salariés et des cadres dirigeants de l’entreprise. Or la Miviludes considère que 10 % environ de ces organismes sont à risque, soit entre 1 200 et 1 500 organismes. Ils sont soit connus de l’Administration parce qu’ils disposent d’un numéro de répertoire d’organisme de formation professionnelle, soit inconnus et se prétendent quand même formateurs en trompant leur clientèle.

Les PME sont-elles exposées au même titre que les grands groupes ?

Les PME représentent près de 70 % de l’ensemble du parc d’entreprises français ; elles sont donc un enjeu de taille. Elles le sont d’autant plus qu’elles disposent d’un organigramme beaucoup moins sophistiqué que celui des grands groupes, et que des fonctions comme la gestion des ressources humaines ou la gestion stratégie peuvent y incomber à une même personne. La diversité des tâches ne donne pas les moyens d’une grande lucidité sur tout ce qui se présente comme offres de services venant de l’extérieur pour ceux qui occupent des fonctions de direction et de décision. Les grands groupes peuvent aussi être trompés. Quand vous regardez le référentiel client de certains organismes de formation, prétendument de formation, vous vous apercevez que de grands groupes ont acheté, d’après l’affichage de ces organismes qui nous ont posé problème, des prestations de services les yeux fermés ! Et, dans mon dialogue avec les entreprises, je peux vous dire que je suis quelquefois surpris par la fragilité de certains cahiers des charges.

Quelles formes prennent aujourd’hui les sectes ?

On n’est plus face à des mouvements à caractère sectaire “à l’ancienne”, comme on les observait voilà vingt ou trente ans. On est de plus en plus confronté à des réseaux, c’est-à-dire à des types d’organisation souples, qui se structurent autour d’un lien la plupart du temps constitué des droits de propriété intellectuelle ; la situation de dépendance se développe autour des obligations, des contraintes qui naissent de ce droit de propriété.

L’entrisme, une autre forme de dérive sectaire

Témoignage – David a été confronté à une directrice adepte d’une secte japonaise…

Les faits remontent à 2003. David* est embauché dans une association du secteur de la formation professionnelle et de l’insertion. La structure compte une dizaine d’employés, qui souffrent tous de la violence managériale opérée par une seule personne : la directrice de l’association. Très peu de temps après son arrivée, David est lui-même mis au placard : “Je ne travaillais plus qu’une demi-journée par semaine.” Des indices, telle la photo du siège de Sōka Gakkai affichée dans son bureau, laissent alors penser aux salariés que leur directrice est une adepte de ce mouvement**.

Dans le plus grand secret, ils cherchent alors de l’aide. À l’Association de défense des familles et des individus (Adfi) du Grand Sud-Ouest, on se rappelle très bien les avoir reçus : Nous les avons rencontrés dans des conditions presque rocambolesques. Le comportement de leur responsable était à l’origine d’un climat désastreux au sein de l’association. Ils avaient découvert l’appartenance de leur responsable à Sōka Gakkai en consultant d’une façon un peu “cavalière” son disque dur : quotidiennement, elle recevait des mails de l’organisation contenant des sortes de mantras [formules répétitives servant de support de méditation, NdlR] lui dictant son comportement ou ses objectifs de la journée. Les salariés soulignaient que l’attitude de la directrice à leur égard était profondément déstabilisante. Des consignes contradictoires ou incohérentes affectaient leur travail, d’où leur interrogation, leur recherche, et... leur découverte.”

Pas de vagues...

Sur les conseils de l’Adfi, six salariés montent un dossier pour harcèlement. C’est leur seul recours pour tenter de mettre fin aux agissements de cette femme, car les chances de parvenir à faire jouer l’argument sectaire sont très minces dans ce genre de cas, ils le savent. Mais l’affaire est vite étouffée. Le 22 décembre 2003, David, comme ses collègues, est convoqué individuellement par le conseil d’administration de l’association qui les emploie. En quelques semaines, la directrice est remerciée. Pas de vagues.

“Elle est ensuite allée aux prudhommes, et elle a gagné, raconte David. Le dossier pour harcèlement était trop léger. Son appartenance à une secte n’était pas condamnable en soi.” Il l’a appris à ses dépens, n’ayant pas échappé à une dépression suite à cette affaire : “La majorité des gens ne sont pas préparés à faire face à une telle déstabilisation. J’ai fait une dépression à cause du harcèlement quotidien, qui prenait la forme de mensonges, de falsification de documents, etc.”

En 2008, David a rebondi, quand il recroise son ancienne directrice : “J’étais alors dirigeant d’une association et je la vois un jour dans nos locaux !” David n’y va pas par quatre chemins et la dissuade de poursuivre tout contact avec son association. Il apprend à cette occasion qu’elle a créé sa propre structure de formation professionnelle…

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* Le prénom a été modifié.

** Sōka Gakkai est un mouvement proche du bouddhisme, désigné comme secte jusqu’en 2007 par la Miviludes ainsi que par l’Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu (Unadfi).

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