Mariage gay, adoption, PMA, GPA, parentalité… La philosophe Jeanne-Claire Fumet répond à nouveau à la psychologue Marie-Catherine Ribeaud.
Images encore : l'orphelin, le « bâtard » - comme on disait quand la correction policée ne bridait pas le langage, ces enfants sans parents ont souffert et continuent de souffrir. Une image à mon tour : cette amie en larmes pour avoir entendu clamer par la foule qu'une vraie famille, c'est un père et une mère – élevée par sa seule mère, elle découvrait la piètre valeur de son foyer d'enfance. On ne prend pas assez garde à la violence des mots.
Images superposées : l'orphelin comme modèle implicite de l'enfant élevé par deux parents de même sexe. Tous n'en mourraient pas, mais tous en souffriraient : peut-on faire d'un accident déplorable le modèle d'un projet de vie ? Ainsi posée, la question blesse au vif ; ne sortons surtout pas les bâtons annoncés par M.C. Ribeaud mais armons-nous des ressources de la réflexion.
Reprenons donc : deux hommes ne peuvent pas s'occuper d'un bébé, ils n'ont pas pour cela le bagage biologique nécessaire. Difficile de dénier cette disposition à deux femmes : elles pourront donc materner, mais difficilement éduquer puisqu'il leur manquera la figure autoritaire du père qui dit la loi. Nous sommes d'accord : pas de naturalisme. Le dispositif maternant serait plutôt un délicat composé de sensualité et d'affects, spécifique à la femme. Mais le petit mammifère humain étant aussi un être de langage, même avant d'en user, il se nourrit de sons, de symboles et d'images. Ainsi s'élabore le substrat de son identité personnelle, bien antérieur à son usage des mots. Cette construction initiale requerrait la tendresse féminine. Ne nous égarons pas dans les exemples de femmes et de mères à qui ce trait fait inexplicablement défaut. Les uns diraient : l'instinct ne fait pas le détail, ce qui n'est pas chez toutes relève de conventions et d'habitudes ; tandis que les autres objecteraient que la vie sociale écarte les femmes de leur tempérament premier (pas de naturalisme), elles en sont dépossédées sans qu'il en aille de leur faute. Après quoi, on ira chercher des exemples dans le monde animal – ce dont je m'abstiendrai, la vie des bêtes offrant une telle diversité qu'on peut y trouve l’illustration de n'importe quelle thèse.
Gardons le fil : le bébé est attaché aux sensations apaisantes qui lui viennent de sa mère. Pas de n'importe quelle femme, sa propre mère – le processus humain d'individualisation personnelle est déjà engagé, avant même la naissance. Mais en ce cas, l'adoption serait vouée à l'échec ? Non, car le bébé a tramé son petit balluchon dès avant de naître et sort de sa gestation armé pour s'adapter, peut-être, à de nouveaux parents. Dirons-nous que toute femme est bonne pour lui, question de phéromones et d'atavisme ? Certes non, car il lui faut cette alchimie subtile des affinités électives qui strient les préférences humaines à l'insu de nos propres décrets. Le laissera-t-on alors choisir ses nouveaux parents ? Impossible, comment consulter l'enfant (infans) qui ne parle pas ? Laissera-t-on les parents, ou plutôt les mères exprimer leurs préférences ? Impossible : le désir d'enfant n'est pas une sélection, la femme doit aimer le bébé qu'on lui donne. Grâce au mouvement de son tempérament féminin ou par la vertu de sa disposition morale à prendre en charge la vulnérabilité du petit enfant ?
Tout cela est bien compliqué. La ligne est étroite entre l'originel et le construit. Une mère sélective serait une bonne mère d'impulsion, mais peu portée sur le devoir moral – or éduquer suppose aussi des exigences de cet ordre. Une mère par devoir serait moins tendre mais plus édifiante. C'est là que le rôle du père vient simplifier les choses : l'autorité, le discours et la loi, lui sont attachés. Disposition biologique ? Difficile à admettre, car la nature ignore tout de l'interdit. Disons : rôle social traditionnel. Le père incarne la loi, c'est pourquoi il en connait aussi les défaillances. Puisqu'il dit les normes et les valeurs, il peut déroger à la règle et éluder ses responsabilités. Présent, il est noble ; absent, il est humain. La mère est assignée par la maternité à un indéfectible attachement, elle n'est autoritaire que par devoir, elle câline par inclination mais n'entend pas contraindre. Si le père joue son rôle, voilà chacun revenu à sa place : on est mère par nature, et père par convention. Deux pères seraient une aberration instable, deux mères une gabegie irrationnelle.
On objectera que tout cela est un bien long détour pour en venir à ce dit le bon sens ordinaire. Sauf que ce bon sens là ne va pas très droit, tout imprégné qu'il est des croyances habituelles. Pourquoi l'amour parental d'un homme, à plus forte raison de deux, qui s'aiment entre eux, serait-il de moindre valeur ? C'est scientifique, dira-t-on, il ne sont pas génétiquement outillés pour s'occuper d'un bébé. S'il le faut, on brandira l'argument de l’ocytocine, cette « hormone de l'amour maternel » dont on oublie qu'elle est aussi secrétée à des taux élevés par le compagnon de la mère qui allaite (la nature, parfois, ne sait plus ce qu'elle fait). Quant aux couples de femmes, c'est structurel : elles sont incapables de faire régner l'ordre légal. L'éducation des filles n'y prépare pas, cela pourrait troubler la relation symbiotique de la mère à l'enfant. Sans un homme au foyer, pas de règles solides. Mais la science mesure-t-elle la qualité des sentiments, l'éducation détermine-t-elle les aptitudes à exercer des responsabilités ?
Notre bébé humain, voulu, attendu, désiré, par un couple de personnes du même sexe, souffrira-t-il plus de la composition de son foyer, ou des jugements de valeur qu'on se permettra sans vergogne de porter pour son bien ? Ces jugements de valeur, dira-t-on, se fondent sur un ordre des choses, le seul qui vaille dans notre monde troublé : la différence des sexes. Mais ce repère éternel serait-il si fragile qu'il faudrait des lois restrictives, des normes conventionnelles, une ingérence dans la vie privée des personnes, la vindicte du public et de la tradition religieuse, pour le maintenir vaillant ? Des pères qui maternent au lieu de chahuter, des mères qui exercent leur autorité au lieu de câliner, suffiraient à faire vaciller la frontière des sexes et à menacer l'ordre immuable du monde ? Serait-ce que cet ordre est humain, et que la nature s'en moque ?
Notre petit mammifère humain, si réceptif aux signaux symboliques et aux messages infus, saura peut-être bien trouver son lot d'amour et de protection auprès de ses drôles de parents, si seulement on veut bien les laisser vivre ensemble sans les stigmatiser. C'est peu de choses, mais ce serait déjà beaucoup, de leur laisser une chance. Les normes biologiques sont souples, adaptatives et de compréhension large, parce qu'elles ne tendent qu'à la conservation du vivant. Les normes humaines, elles, sont précises et plus strictes parce qu'elles tendent à des fins idéales jamais parfaitement conçues et qui gagnent à être repensées avec plus de justesse et de justice. Le mouvement ne les bouleverse pas, il essaie seulement de les rendre... plus humaines.
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