Frédéric Le Marcis est professeur d’anthropologie à l’École normale supérieure (ENS) de Lyon, actuellement en délégation pour l’Institut de recherche pour le développement (IRD) au Centre de recherche et de formation en infectiologie de Guinée.
Lyon Capitale : Une poignée de mains entre deux Chinois à Wuhan peut modifier le destin de la planète. Que change l’irruption du coronavirus ?
Frédéric Le Marcis : Elle nous rappelle que nous ne sommes pas seuls, que nous partageons le monde avec des êtres invisibles à l’œil nu mais avec lesquels nous devons négocier et qui sont parfois plus forts que nous. Elle nous rappelle ensuite que nos actions sur le monde vivant et sur l’environnement ont un impact sur l’équilibre de cette “négociation”. Elle souligne également ce que nous savons sans toujours en prendre la mesure : notre extrême interconnexion et notre interdépendance. Enfin, elle met en exergue les limites des logiques de preparedness, ce dispositif inspiré des politiques de préparation mis en place aux USA pendant la Guerre froide anticipant une attaque nucléaire soviétique et qui a inspiré les acteurs de la santé globale (comme l’OMS) dans l’instauration de mesures visant à prévenir des épidémies émergentes lors des années 90. D’abord pensées comme des mesures technologiques (surveillance et diagnostic), on voit bien aujourd’hui les limites des réponses instaurées. Alors qu’on a mis en avant la technologie comme réponse au risque (capacités diagnostiques, biosécurité), les solutions apportées relèvent avant tout de pratiques anciennes de gestion de l’épidémie (confinement, quarantaine). Sans bien sûr nier l’importance du développement d’une capacité diagnostique ou thérapeutique, cela nous invite à réfléchir au fond à des sujets cruciaux sur ce que sont (ou devraient être) nos communs : un service de santé public puissant (capacité d’accueil, main d’œuvre). Cela pose aussi la question du sort que nos sociétés réservent à ceux qui produisent du care (du soin au sens large) et qui sont du point de vue salarial peu considérés : aides-soignants, aides à domicile, professionnels du service, de l’hygiène. Impossible de faire du télétravail pour eux, leur action est essentielle. On semble le redécouvrir.
Comment une pandémie, comme celle que le monde traverse actuellement, reconfigure-t-elle les relations entre humains ?
Bien sûr les mesures de quarantaine, la perception du risque ont un impact sur les relations sociales. La peur légitime de la contagion va de pair avec des logiques de jugements moraux (sur les jeunes inconscients et égoïstes qui n’appliqueraient pas les mesures de quarantaine, sur les figures de l’étranger soupçonnées d’introduire le virus : les Asiatiques au début de l’épidémie, les Européens et les Asiatiques en Afrique). Mais cette réalité est un lieu commun des épidémies. Ce qui ici est nouveau pour l’Occident, qui n’a pas connu de vague épidémique aussi massive depuis la grippe espagnole de 1918 et pour qui la couverture vaccinale et le développement de l’hygiène publique ont éloigné le spectre épidémique, c’est l’expérience concrète de l’exposition de l’être humain à un acteur non humain capable de transformer durablement notre monde, nos relations, de mettre à mal notre sociabilité, nos économies. La Chine, qui a une longue expérience des grippes aviaires, en a conscience, l’Afrique également, qui connaît encore le choléra et sort à peine, en République démocratique du Congo, d’une épidémie de fièvre à virus Ebola.
Nous portons aux nues la rapidité des flux de communication et l’interactivité. Pour autant, la propagation de la contagion nous effraie. N’est-ce pas contradictoire ?
Ce n’est pas tant cette contradiction qui me pose question que le fait de savoir ce qui se passera après. L’importance des flux, leur rapidité est un fait. Les pourfendeurs des méfaits de la mondialisation sont aussi des globe-trotteurs invétérés. Avec le Covid-19, on découvre qu’il est possible de ralentir, que la qualité de l’air dans nos villes s’améliore et que les institutions financières ébranlées vont cependant assumer le coût de l’épidémie. Par ailleurs, nous faisons l’expérience du télétravail. Ce ralentissement imposé va-t-il devenir un levier pour agir concrètement sur la décroissance ou le ralentissement appelé de leurs vœux par ceux qui nous alertent sur la crise climatique ?
On lit ici et là que ce virus est en train de réveiller le rejet du mondialisme. Ce “poison” (dans son étymologie latine) peut-il déconstruire la mondialisation, provoquer une “démondialisation” massive ?
Je ne vois pas ici de déconstruction de la mondialisation, mais plutôt la preuve de sa reconfiguration autour d’un centre asiatique. On savait que la Chine fournissait des téléphones, des masques. Aujourd’hui elle donne le ton à la communauté internationale sur la préparation aux épidémies, sur la bonne gestion de leur irruption et propose même son aide humanitaire en Italie. Ce n’est donc pas la fin de la mondialisation, mais plutôt le dernier acte de la reconnaissance d’un nouveau centre. Reste que l’épidémie fournit des arguments contre les conséquences du capitalisme et de la mondialisation financière dont il faudra apprécier les effets à l’issue de la crise. Le Covid-19 suit les flux commerciaux, mais c’est aussi un virus qui, en Europe, rappelle l’importance du bien commun, participe à la mise en scène de la solidarité et de l’altruisme et sert de support à la critique des politiques libérales.
La mondialisation aggrave-t-elle la crise sanitaire globale ?
La rapidité des échanges et l’hyper connectivité du monde facilitent la circulation virale. Mais au-delà, la division du travail à l’échelle mondiale a un impact majeur sur les capacités nationales de réponse. Par exemple, le manque de masques en France est une conséquence directe de l’hyper spécialisation de certains pays dans des activités industrielles (et de l’abandon de ces mêmes activités par d’autres) dans une logique de recherche à court terme de coûts minimaux ignorant à la fois le coût environnemental de la circulation de ces marchandises, le coût humain en termes de pertes d’emplois et les conséquences sur les capacités locales de gestion de crise comme celle que nous connaissons. Mais c’est cette même inter-connectivité et cette interdépendance qui sont au cœur de la production d’une réponse globale : circulation des kits de dépistage, des expertises, recherche de la mise en place de mesures à l’échelle européenne.
Comment une maladie passant d’un animal à l’homme peut-elle faire basculer des sociétés contemporaines dans des catastrophes, ou des perspectives de catastrophe, sanitaires sociales et politiques ?
Les zoonoses – des maladies dont l’origine est l’animal – n’ont rien d’une caractéristique contemporaine. Depuis longtemps, les maladies animales sont connues comme étant à l’origine d’infections touchant les hommes, et l’inverse est également vrai. Le rat est le réservoir de la peste, la puce son vecteur. La tuberculose passe de l’homme à l’animal. Les éleveurs industriels le savent bien et portent des masques lorsqu’ils pénètrent dans leurs élevages. Il faut également noter que la reconnaissance de la contagion animal-homme n’est pas propre au savoir scientifique. Elle est avérée dans l’histoire (en Asie, l’association entre rat et peste est faite avant qu’on en comprenne les mécanismes biologiques) et dans des sociétés non occidentales. Chez les éleveurs peuls du Macina (au nord du Mali), on reconnaît le charbon chez les bovins, on connaît son pouvoir mortifère (on l’appelle Ko dow ko) et on s’en protège, y compris magiquement. Ce qui est frappant ici, c’est que l’émergence de cette zoonose vient consacrer l’échec d’une utopie, celle d’un homme en mesure de maîtriser son environnement, les risques dont il est lui-même à l’origine, notamment par la pression qu’il exerce sur la nature et les autres formes de vie, par le seul recours à une technologie toujours plus sophistiquée.
Partagez-vous l’opinion de Serge Morand, écologiste de la santé, qui pense que l’homme est en train de créer de “nouvelles conditions écologiques improbables et propices aux épidémies” ?
Cela a toujours été le cas, de la domestication des animaux à aujourd’hui. Ce qui change c’est la “découverte” que, malgré le développement inouï de notre capacité à maîtriser le vivant, ce pouvoir que nous nous sommes octroyé est en fait très fragile. Peut-être assistons-nous également à une prise de conscience de l’urgence à transformer notre rapport au vivant et à notre environnement. C’est un peu comme si les effets de l’anthropocène s’appréciaient dans chacun de nous par le confinement. Le moment épidémique est propice aux promesses d’une transformation radicale du monde. En Afrique, les commentateurs estimaient qu’après Ebola (comme avec le sida), les leçons apprises pendant l’épidémie permettraient de transformer le système de santé, d’améliorer ses capacités comme les conditions du soin (et pas seulement de “se préparer” à la prochaine épidémie). On voit, du point de vue du système sanitaire, que ces promesses n’ont pas duré (ce qui n’est pas vrai concernant les capacités diagnostiques). Il restera à apprécier si des enseignements seront réellement tirés du traumatisme Covid-19 et lesquels.
Pourquoi de très nombreuses épidémies viennent-elles de Chine ?
Cette interrogation dépasse mes compétences, sauf à dire pression démographique, industrialisation et maintien d’une forte demande de consommation d’animaux sauvages. Je ne suis pas qualifié pour répondre à cette question.
En quoi cette crise peut-elle être salutaire ?
Il ne m’appartient pas de qualifier cette crise de salutaire ou non. En revanche, il est évident qu’elle nous invite à nous interroger sur les effets des politiques libérales sur nos systèmes de santé, sur la reconnaissance, par le salaire ou le statut, d’acteurs indispensables à notre vie et peu considérés : ceux du care (soin et accompagnement) comme tous les acteurs des services. Elle nous invite à repenser ce qui relève du bien commun (le service public, l’environnement) et sur la façon de le préserver. Elle interroge aussi les effets d’une préparation aux épidémies limitée à une réponse technologique et n’intégrant pas plus prosaïquement la question de la capacité des systèmes de santé à prendre en charge les patients. Elle interpelle également sur le bon sens de produire au loin ce qu’on pourrait faire ici en préservant de l’emploi et en évitant une pollution inutile.
Que répondez-vous au philosophe italien Giorgio Agamben qui estime que “le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie (offre) le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes limites” ?
Si l’épidémie agit comme un révélateur – de nos peurs, des conséquences du capitalisme mondialisé sur l’homme, son environnement ou plus généralement sur ce que nous considérons comme relever d’un bien commun à préserver –, elle est également mobilisée comme un motif non discutable de la restriction des libertés. Certains commentateurs occidentaux en viennent à envier l’autoritarisme chinois qui a permis le confinement de 56 millions de personnes à Wuhan. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que la réponse à une épidémie ne saurait être un choix uniquement d’experts (soient-ils épidémiologistes, virologues ou même anthropologues). Elle est un choix politique. Bien sûr les “experts” sont appelés à partager avec la force publique l’état des connaissances scientifiques, mais la décision est sous-tendue par des postulats politiques : comme, par exemple, le marché ne doit pas être entravé par les mesures de santé publique (première réponse du gouvernement de Boris Johnson) ou l’état pastoral doit assurer la survie de tous et compter sur l’obéissance des individus : c’est le cas de l’Allemagne qui teste systématiquement, ne confine pas mais demande le respect strict de gestes barrières. Ces positions au fondement idéologique ne sont pas immuables et Boris Johnson annonce vouloir tester systématiquement quand Angela Merkel semble tendre de plus en plus vers un contrôle strict des déplacements des populations.
Les pandémies occupent une place importante dans la littérature post-apocalyptique. Les théories conspirationnistes se propagent aussi vite que le virus. Pourquoi rencontrent-elles un tel succès ? Quels types d’enjeux se dissimulent derrière elles ?
Quelles que soient les thèses défendues, il convient de les prendre au sérieux. Non pas comme la vérité au sens strict mais pour ce qu’elles nous disent du monde. Lorsque les Africains considèrent à l’époque coloniale les médecins blancs comme des vampires, ils en disent moins sur l’éventuelle nature anthropophage réelle de l’homme blanc que sur l’expérience d’extraction qu’a été la période coloniale et qui a concerné également les prélèvements biologiques à des fins de recherche ou de soin. Au plus fort de l’épidémie de sida en Afrique du Sud, à la sortie du régime d’apartheid, les habitants de Soweto, auprès de qui j’ai travaillé, pensaient que les oranges sanguines devaient être évitées car elles étaient intentionnellement gorgées de sang infecté par le virus du sida par des Blancs. Ce n’était pas le cas, mais on apprit, lors du procès du Dr Wouter Basson – surnommé “Dr Death” et chargé pendant l’apartheid de la guerre bactériologique – que l’anthrax avait été utilisé pour éliminer des cadres de l’ANC [Congrès national africain, parti politique d’Afrique du Sud, NdlR] et que des prostituées séropositives avaient été recrutées pour avoir des relations sexuelles avec des cadres afin de les infecter. Dans le contexte de l’apartheid, la rumeur est rationnelle… Ainsi, les on-dit et théories complotistes nous parlent de la nature du rapport entre ceux qui les émettent et les élites qu’elles mettent en cause. Elles révèlent un manque de confiance, que malheureusement les simples dénégations ne suffiront pas à lever. Quand on suppose que la big pharma tente d’empêcher l’usage d’une molécule – la chloroquine – disponible et peu onéreuse pour traiter les patients atteints du Covid-19, au-delà de la question de l’implication réelle ou supposée de cette dernière, la rumeur témoigne de la défiance envers une industrie dont les intentions sont notoirement connues comme n’étant pas totalement altruistes…
Que vous inspire l’analogie avec la “guerre” évoquée par Emmanuel Macron ?
La guerre vise à l’éradication de l’ennemi. Ici le virus ne disparaîtra pas, il retournera se cacher pour réapparaître, ou pas. Si les effets de sa présence sont dramatiques, il reste quant à lui invisible et malgré tout pour l’heure nous devons apprendre à vivre avec. Nous payons cher cet “apprentissage”. Mais si guerre il y a, c’est plutôt contre nous-même : contre nos peurs des autres, contre nos réflexes autoritaires et contre notre foi aveugle en des réponses technologiques lorsque nous sommes confrontés à des questions fondamentalement politiques.
En Chine, les autorités traquent les potentiels contaminés avec l’analyse de données personnelles et la reconnaissance faciale. Objectivement, ça semble porter ses fruits. Que vous inspire cette réflexion sur une société sous contrôle, ce spectre orwellien ?
L’identification faciale n’est qu’une extension technologique de la quarantaine, pratique ancienne mais visant au même résultat : le contrôle du corps et donc du virus qu’il porte. Nous devons nous méfier d’un tel précédent, quand bien même cela se fait au nom de la santé publique. Se joue ici la tension entre raisonnement à l’échelle de la population et respect des libertés individuelles. La réponse là encore est politique… Cela fait partie des questions qui devront être débattues à l’issue de cet épisode de Covid-19 !