Alain Bauer est professeur de criminologie appliquée au Conservatoire national des arts et métiers. Il a longtemps été l’une des têtes pensantes de la politique de sécurité en France.
“Il manque encore une vision stratégique d’ensemble en matière de lutte contre les trafics de drogue”, “l’État a longtemps sous-estimé le risque et la menace”, “Il serait temps de passer la question des trafics, de la corruption des agents publics qu’elle engendre et du risque de violence au tout premier plan des préoccupations”... Le criminologue Alain Bauer dresse un constat au vitriol de la lutte contre le trafic de drogue en France. Entretien.
Lyon Capitale : Un trafiquant a récemment été libéré par un commando lourdement armé de quatre hommes lors d’un transfert. Un véritable guet-apens. Deux agents pénitentiaires ont été abattus. C’est une scène que l’on imagine se dérouler à Mexico mais pas sur une autoroute française. Peut-on parler de “mexicanisation” de la criminalité organisée française ?
Alain Bauer : Tout signal d’une violence accrue contre les représentants de l’État est un mauvais signe. Les guets-apens, attaques de prisons ou de commissariats, destructions de véhicules de pompiers, agressions de personnels de santé démontrent une puissante dégradation de la situation en termes de paix et tranquillité publiques. Ce n’est pas encore la “mexicanisation” et il n’y a plus de criminalité organisée française au sens traditionnel du terme. Mais le processus de confrontation avec l’État est très fort.
On parle quand même d’équipes de tueurs à gages recrutés par les réseaux criminels contre quelques dizaines de milliers d’euros...
Oui et parfois très jeunes, se mettant en scène sur les réseaux sociaux et pour des sommes moins importantes.
Est-on à un basculement sur la question de la drogue ?
Oui, avec l’étalement des points de deal (4 000 environ) sur tout le territoire et la violence de la concurrence, cette question n’est plus résiduelle et devient centrale.
Selon le rapport de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France, rendu public il y a quelques jours, la drogue a fait 418 victimes (y compris collatérales) par règlements de comptes, dont 85 morts, pour la seule année 2023 (un tous les quatre jours). Avant les années 2000, il n’y avait quasiment aucun règlement de comptes en France lié au trafic de drogue. On a l’impression d’une certaine banalisation. Peut-on parler de multinationales du crime en France ? À ce jour des organisations criminelles d’ampleur existent-elles sur notre territoire ? Sont-elles en train de se constituer ? Pensez-vous qu’elles puissent émerger ?
Il y avait des règlements de comptes avant 2000, notamment au milieu des années 80. Il s’agit de cycles criminels marqués par des poussées de violence, liées à l’arrivée de nouveaux concurrents, à l’extension des “zones de chalandise”, à des conflits de gouvernance ou de sécession. Depuis 2006, avec la mort de Jean-Jé Colonna, dernier “gage de paix du milieu”, et l’élimination de Farid Berrahma, la France connaît une guerre de succession et de sécession, qui a décentralisé l’activité criminelle, “caïdisé” la direction des opérations de terrain, étalé le trafic de stupéfiants et enraciné l’activité criminelle dans certains territoires, au-delà du traditionnel et centenaire kyste marseillais.
Quel est le business model des trafiquants en France ? Se rapproche-t-on de celui des mafieux ou des narcotrafiquants d’Amérique du Sud ?
Il y a trois niveaux d’interprétation et de compréhension : la production qui nécessite beaucoup d’importations mais qui se structure sur le territoire même, faisant de la France un pays producteur de cannabis, de drogues de synthèse, voire comme durant la “French Connection” d’héroïne (même s’il faut toujours importer une grande partie de la morphine issue du pavot) ; ensuite, les réseaux de distribution qui nécessitent des implantations physiques (“fours”) mais sont concurrencés désormais par des outils de type “ubershit” qui permettent la distribution à domicile voire par la poste ; et enfin le modèle général qui tend à s’unifier selon les modèles de consommation traditionnels appliqués à des produits interdits. Par ailleurs, entre fentanyl et captagon, le détournement de produits médicalisés s’amplifie.
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