Il y a deux façons d’éviter les circuits touristiques ordinaires : soit en sortant des sentiers “battus”, soit en portant son regard sur ce qui paraît anodin. Nous avons choisi quelques clins d’œil de l’histoire dans des sites et des monuments célèbres, en remontant l’Allier depuis Clermont-Ferrand vers La Chaise-Dieu : une balade en famille où quelques héros nous serviront de guides.
Quelques mots sur la balade : une centaine de kilomètres tout au plus de Clermont-Ferrand à La Chaise-Dieu, en suivant la vallée de l’Allier au long de la Méridienne puis, peu après Brioude, en empruntant la D19 (ou la D20) en Haute-Loire. Quatre étapes majeures et quelques arrêts intermédiaires permettent de découvrir des sites souvent surprenants, toujours pleins de charme, que les légendes se sont appropriées pour s’y donner en spectacle.
Ici, les héros et les dieux antiques nous observent…
Clermont-Ferrand
Si la place de Jaude exige d’y dévaler depuis les rues adjacentes, il faut grimper au plus haut de Clermont-Ferrand pour atteindre la cathédrale. Elle domine la ville comme pour confirmer son rang de capitale, suivant ce critère si commun à toutes nos métropoles historiques qu’on aurait tendance à ne pas le remarquer. Un monument exceptionnel du XIIIe siècle aux richesses pourtant méconnues. Savez-vous, par exemple, que plusieurs de ses vitraux sont sortis de l’atelier qui réalisa ceux, admirables, de la Sainte-Chapelle à Paris ? Tout invite ici à lever les yeux au ciel. Et pas seulement les flèches de la cathédrale qui culminent à plus de 95 mètres…
Ainsi, dans la nef, à la croisée du transept, il faut repérer au ras des voûtes ces trois étonnants personnages qui paraissent discuter en haut des tribunes. Leur accoutrement pourrait avoir inspiré les soldats romains d’Uderzo à l’offensive contre Astérix ! De même, la caricature du temple antique où ils apparaissent comme Guignol dans son carrousel.
Cette horloge (car il s’agit bien de “jacquemarts” qui comptent les heures sous l’autorité du temps, Tempus) provient d’Issoire d’où elle fut transférée pour éviter sa destruction par le chef brigand qui devait s’emparer de l’abbaye pendant les guerres de Religion. Issoire où nous dirigeons nos pas, après une halte intermédiaire pour rencontrer un de nos guides.
En effet, ces marionnettes de bois peint en habits d’opérette semblent sonner une décadence : celle de l’Empire romain : au Ve siècle, l’empereur de Rome se débattait pour sauver ce qui restait de son pouvoir menacé par les “barbares” venus de l’est et du nord de l’Europe. Comment soupçonner qu’il avait alors établi sa résidence tout près de la capitale des Arvernes ? Après avoir admiré le patrimoine de Clermont, poussons notre route pour rendre visite à Avitus, empereur en titre.
Nul besoin de s’éloigner beaucoup de la ville pour découvrir sur une île l’emplacement de son palais. Certes, aujourd’hui, le peuple a établi sa souveraineté sur l’antique enceinte impériale : sur le lac naturel d’Aydat, les sports nautiques modernes ont remplacé les joutes de galères antiques. De la villa probablement opulente d’Avitus, rien ne subsiste sinon le charme d’un paysage lacustre intact devant lequel devaient se prélasser ses courtisans et ministres. Plutôt en soirée d’ailleurs, la nuit tombée, pour admirer le ciel nocturne se reflétant dans l’eau ou la splendeur des nuits de pleine lune.
Nos ancêtres cultivés adoraient scruter les mystères de la vie en admirant les constellations, dont ils avaient fait le refuge des héros et des dieux pour y lire leur volonté. Pour notre part, si le temps le permet, cet endroit est idéal pour s’offrir aujourd’hui un pique-nique à la façon romaine avant de reprendre notre route vers Brioude, en suivant (l’imagination rend la liberté au voyageur) le cortège des chars d’apparat qui y conduisait l’empereur.
Mystères à Brioude
Au long de l’Allier, la nature a choyé les habitants et ceux-ci le lui ont bien rendu. Aux sites envoûtants que traverse la rivière répondent des villes superbes dont les agencements conjuguent la puissance de la pierre à une recherche de quelque élégance pour parfaire une image du bon-vivre.
Vue sous cet angle, Brioude en est déjà un fleuron. Il faut sans hésiter flâner dans les rues du centre-ville, apprécier le mariage constant des architectures anciennes avec les propositions contemporaines du commerce et de l’artisanat, repérer les détails de la décoration autant que les perspectives soulignées par les couleurs des matériaux… Des caractéristiques d’où émerge peu à peu une ville typée, différente, imprégnée en outre d’un passé prestigieux.
Une ville qui ne demande qu’à se laisser découvrir : invitation placée sous l’égide malicieuse des deux Jean, Jean-qui-pleure et Jean-qui-rit, dont un sculpteur orna la maison où séjourna Mandrin, célèbre brigand du XVIIIe siècle. Un clin d’œil qui attise notre curiosité : ce décor ne ferait que signaler les secrets qu’il recouvre.
C’est bien le rôle de la basilique Saint-Julien, au cœur de la cité. La nef splendide préserve une crypte édifiée sur les vestiges d’un mausolée du Ve siècle, époque où Avitus venait s’y recueillir… En empruntant l’escalier qui y conduit on peut facilement imaginer, au garde-à-vous pour laisser passer l’empereur, deux légionnaires vêtus comme les jacquemarts de l’horloge de Clermont qui en gardaient probablement l’entrée.
Avitus venait souvent se recueillir sur la tombe de Julien, prédicateur chrétien décapité par les soldats païens deux cents ans auparavant à la sortie de la ville : l’eau de la fontaine de Cohade, rougie par des algues, y rappelle ce martyre… Certes, dame Nature n’est pas insensible aux drames humains mais elle sait aussi délivrer ses messages : la Lune, souvent représentée comme une tête de divinité, n’aurait-elle pas été vénérée ici se reflétant dans l’eau de la source ?
Donc, si la pleine lune était saluée à Cohade, dans la crypte souterraine de la basilique de Brioude le corps sans tête du saint déposé symboliserait la lune noire, la phase où la lune disparaît. Un culte lunaire antérieur au christianisme se serait-il donc perpétué sous les traits de la légende de saint Julien ?
À sa mort, ses deux disciples Ilpize et Arçon l’ont enseveli à Brioude. On les imagine le tenant, l’un par les épaules, l’autre par les membres inférieurs. Deux êtres debout portant un corps allongé : la silhouette d’un pont dans la nuit sans lune, disparue comme la tête du saint. Or, en amont de Brioude, l’Allier coule au pied d’un escarpement rocheux sur lequel s’élèvent les restes de fortifications et une chapelle : Saint-Ilpize. C’est là que résidait l’un des deux bergers. Et son compagnon Arçon ? En face, bien sûr : sur la rive opposée ! Deux toponymes qui signalent le passage de la rivière (par gué ici plutôt que par un pont) aux abords du gouffre, repère de la peur symbolisée par la lune qui s’y mire dans sa phase de splendeur mais y disparaît pendant les nuits de “lune noire”.
La lune qui régit la nature, compagne et complice à la fois dans ses lois de la famille, de l’agriculteur, du jardinier… et du cours de l’eau puisqu’on lui attribue les caprices des rivières qui lui servent de miroir. Ainsi la Senouire, affluent de l’Allier que nous allons remonter jusqu’à La Chaise-Dieu où elle prend sa source : son nom signifie en langue ancienne “serpent d’or”… C’est dire dans le langage imagé des contes et légendes que la lune s’en pare tout au long de son cours comme un ruban scintillant de lumière dans la nuit étoilée. Suivons la Sénouire : un pont l’enjambe à Lavaudieu…
Lavaudieu
Village de poupée sur les rives d’une rivière qui chante déjà, Lavaudieu est un joyau de l’Auvergne labellisé comme l’un des plus beaux villages de France. Dès le pont franchi, l’atmosphère médiévale vous enveloppe. Jean-Jacques Annaud aurait dû compter (et conter) Lavaudieu dans son adaptation pour le grand écran du roman d’Umberto Ecco Le Nom de la Rose !
Un site enchanteur. Et pas seulement le site. Il faut entrer dans l’ancienne abbaye bénédictine fondée au milieu du XIe siècle par Robert de Turlande, devenu saint Robert. Le temps s’est arrêté à la porte du monastère. Le cloître saisissant de simplicité invite à la méditation sinon au silence. L’architecture sobre de l’église est à l’échelle des humbles, tous ensemble soumis aux circonstances de la vie – ce que les décors peints sur les murs viennent rappeler : il est impossible d’échapper au destin de la société humaine.
Ainsi, cette représentation de la “mort noire”, évoquant sans concession les désastres causés en Europe par la peste au XIVe siècle, que seule la punition par un Dieu courroucé semblait justifier : une impressionnante figure de la Mort y décoche à l’aveugle ses flèches sur les populations impuissantes. La méchante lune… néfaste !
À l’inverse, dans la fresque du réfectoire, la Dame souveraine assise sur un trône affirme la protection de l’Église, au pied de l’image du “Très-Haut” d’où émane la Parole divine, donc la Loi suprême. À Lavaudieu, le “peuple de Dieu” tourne ses yeux vers le Ciel.
En remontant la Sénouire
Dans ces montagnes, l’histoire semble s’écrire au fil de l’eau. La Senouire qui passe sous le pont de Lavaudieu prend sa source plus haut, sur un plateau dont elle hésite à s’échapper après avoir contourné le site où Robert le saint a choisi de bâtir sa première abbaye : La Chaise-Dieu…
La Chaise-Dieu
La masse de l’abbatiale surgit au milieu du village agglutiné sur la colline. La première impression suggère immanquablement le vent d’hiver qui siffle à nos oreilles, furieux de ne pouvoir s’engouffrer dans l’immense vaisseau gothique. Il est vrai que l’on a hâte de pénétrer dans l’église : l’architecture médiévale offre à tout sanctuaire d’être un refuge protecteur. Cependant, contrairement à l’art roman qui l’a précédé, l’art gothique fait jaillir ses colonnes vers des hauteurs qui interdisent tout repli sur soi. Les siècles ont donc veillé à humaniser ces volumes en accumulant un mobilier qui réchauffe l’atmosphère : à La Chaise-Dieu, on se sent bien accueilli…
Et pourtant ! Le piège se referme sur la nonchalance du promeneur : son regard glisse sur les piliers massifs puis, attiré par les boiseries du chœur, il s’alanguit sur les imposantes tapisseries sans trop en discerner les détails chatoyants… lorsque son attention est réveillée par des silhouettes peintes à même la pierre sur un fond rouge sang.
Une curieuse farandole y réunit des personnages de toutes conditions que des squelettes entraînent avec bonne humeur dans un pas de danse aussi saccadé que le cliquetis de leurs os… De l’empereur au paysan, du roi à l’enfant, du pape au moine et au novice, du connétable en armure à son sergent, tous sont ainsi appelés à prévoir la mort qui les attend au terme de cette procession lugubre peinte au collatéral nord de l’abbatiale, soit à l’opposé du soleil, bien entendu ! Quand la nuit s’annonce et que survient le règne de la Lune…
La boucle… bouclée ?
Entre le Rhône et l’Allier, le souvenir des saints Julien et Robert borne un territoire : probablement celui des Arvernes, résistant aux Allobroges installés sur la rive gauche du Rhône. En face de Vienne sur le fleuve, le nom de Saint-Romain-en-Gal rappelle qu’il est le poste-frontière de ces Gaulois récalcitrants de l’Auvergne. Nous venons de traverser ce territoire stratégique où s’est noué la fin d’un empire, celui des Romains, avec une nouvelle culture, celle de la religion chrétienne.
Voilà le cadre tracé. Il ne reste plus qu’à trouver comment s’est opéré ce passage entre deux époques de notre grande histoire. Sur ce point encore, les reliques de Julien, décidément fort bavardes, nous éclairent.
Une noble dame espagnole, au retour de la cour de l’empereur Maxime, à Trèves (Allemagne), s’arrêta sur le tombeau de Julien et y fit construire un mausolée. Anecdote bien énigmatique, sauf si l’on sait qu’à cette époque – nous sommes au IVe siècle –, les Wisigoths régnaient depuis le Rhône jusqu’au-delà des Pyrénées. Ces chrétiens “hérétiques” avaient signé une paix durable avec Avitus, l’éphémère empereur de Rome dont le gendre n’était autre que Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont. De là à penser que la christianisation de l’Auvergne était en marche, il n’y a qu’un pas. Sauf qu’Avitus fut enterré dans le mausolée de Julien… et les deux bergers Ilpize et Arçon auraient été disciples de Priscillien, hérétique galicien condamné à Trèves, qu’aurait défendu la généreuse donatrice espagnole… Priscillien, que d’aucuns pensent à l’origine du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Sous les étoiles, les grandes routes se rejoignent… et les légendes subsistent, réveillées par le reflet de la lune et le souvenir des grands esprits qui scintillent dans les cours d’eau et les fontaines du pays des Arvernes.
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