Karim Mahmoud-Vintam
Karim Mahmoud-Vintam © Tim Douet_

"Il n’y a plus de débat dans ce pays, il n’y a que des monologues croisés"

Pour le Lyonnais Karim Mahmoud-Vintam, la société s’atomise et les rapports sociaux deviennent de plus en plus radicaux, brutaux, sectaires.

Au sein des Cités d’Or, mouvement pédagogique et civique qu'il a créé en 2007, le Lyonnais Karim Mahmoud-Vintam, Guadeloupéen et Anglais par sa mère, Tunisien et Breton par son père, observe les transformations de la société. Au milieu d’une jeunesse en quête d’une voie dans la vie et d’une voix dans la société, il cultive avec force l’espérance.

Karim Mahmoud-Vintam est l'auteur de La France est morte, vive la France. Pour une deuxième révolution française (Éditions Marie B). Le pitch : depuis près de 40 ans, la France s’enfonce dans une crise multiforme, aujourd’hui approfondie par le terrorisme et la montée du radicalisme politique et religieux. Comment en est-on arrivé là et surtout comment en sortir? Partant d'une analyse décapante de la situation actuelle, l'auteur expose les contours d'un projet politique de réconciliation pour la France du 21e siècle.

Karim Mahmoud-Vintam est candidat (Régions et Peuples Solidaires) aux élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 dans la 2e circonscription du Rhône.

Entretien publié dans le numéro 774 de Lyon Capitale de février 2018.


Lyon Capitale : Êtes-vous une grande gueule ?

Karim Mahmoud-Vintam : Oui, mais je me soigne. Si l’on veut que les gens vous écoutent, il faut se mettre en capacité d’être audible ! Car si l’expression est un droit, l’écoute n’est pas un devoir.

Aujourd'hui, le moindre sujet fait l'objet de débats passionnés qui tournent fréquemment aux insultes, au pugilat par moment. Ne sommes-nous plus capables de discuter ensemble ?

Il n’y a plus de débat dans ce pays, il n’y a que des monologues croisés. On fait semblant de s’écouter, on fait semblant de s’entendre. La société pullule de gens qui pensent détenir la vérité. Or à quoi bon se mettre en quête de ce que l’on pense déjà détenir !

Aujourd'hui, les critiques ont laissé place à l'exaspération, voire à la haine contre l'establishment. Partout dans le pays, des citoyens occupent le terrain et portent le fer contre le pouvoir. « Manif pour tous » contre le mariage pour tous, « Nuit debout » contre la loi El Khomri, et dernier exemple en date, les « zadistes » de Notre-Dame-des-Landes. Comment analysez-vous cette radicalisation ?

La société s’atomise et les rapports sociaux deviennent en effet de plus en plus radicaux, brutaux, sectaires. Alors que les partis traditionnels sont en voie d’extinction, l’esprit de parti n’a jamais été aussi important. A mesure que le jeu social se durcit, les gens se réfugient dans des tribus, des clans. Nous sommes entrés dans une société de défiance : les gens n’ont plus confiance en eux, dans les autres, dans l’avenir. On voit aussi que le monde extérieur est devenu plus incertain et plus dangereux, et la peur n’est jamais bonne conseillère. Enfin, tant que nous ne revisiterons pas nos institutions, qui sont aujourd’hui largement discréditées, nous verrons se développer, dans la société et en marge des institutions dominantes, tout un tas d’expériences de rupture, de micro-sociétés et contre-sociétés.

Les clans... Privé contre public, employeur contre employé, Français de souche contre Français de branche, jeunes contre vieux, élite contre peuple, urbain contre rural, croyant contre athée.... c’est la guerre de tous contre tous. La violence s'est installée dans nos rapports sociaux. Suspicion et défiance généralisées semblent être devenues le lot commun de notre société. Comment recolle-t-on les morceaux ?

Il y a un double chantier devant nous. Des chantiers individuels et un chantier collectif. Les deux chantiers nous renvoient à la question de la confiance. Individuellement, je pense que nous avons besoin de reprendre confiance en nous et en notre capacité à jouer légitimement notre rôle de citoyen. Je pense qu’un événement comme le référendum de 2005 sur le traité institutionnel européen nous a fait du mal en tant que société démocratique. Rarement la société civile s’était autant investie dans un débat. Que s’est-il passé ? Les institutions politiques se sont tout simplement assises sur le vote des gens. Nous avons besoin de reprendre confiance dans nos institutions, qu’il s’agisse du Parlement, de la Justice, de l’Ecole …

Karim Mahmoud-Vintam @Tim Douet

Le système éducatif français est-il en échec ?

Notre système construit de l’échec scolaire à échelle industrielle. Depuis 40 ans, entre 120 et 150 000 jeunes quittent le système de formation initiale sans qualification ni diplôme. Ça fait un enfant sur 5. C’est énorme !

Élitiste ?

Bien sûr ! Notre système est extrêmement performant pour dégager une petite élite qui, la plupart du temps, a perdu toute capacité de créativité ou d’inventivité. Par ailleurs, notre école est absolument impénétrable pour celles et ceux qui n’en possèdent pas les codes (filières, options, etc.).

"Il est temps de nous reposer la question politique par excellence : quelle école voulons-nous, pour former quels individus, pour faire vivre quelle société ?"

Avec votre association, les Cités d’Or, vous travaillez sur cette question du décrochage scolaire. Que pensez-vous d'Espérance Banlieue, ces écoles qui, entre enseignement traditionnel et méthodes alternatives, font beaucoup couler d'encre ?

On a besoin de redéfinir un « bien scolaire commun ». Aujourd’hui, l’échec scolaire repose sur le réquisitoire « tu as eu ta chance, tu n’as pas su la saisir, c’est forcément de ta faute ». Je pense qu’on a besoin de renverser la logique : si un enfant, à 16 ans, ne maîtrise pas certains fondamentaux, ce n’est pas sa faute mais celle de l’institution. Il faut revisiter profondément nos programmes et nos ambitions pour l’école. On demande à l’école de former d’honnêtes hommes et d’honnêtes femmes, dépositaires d’une certaine culture classique. On demande à l’école de former des citoyens libres et éclairés, ce qu’elle n’a peut-être jamais fait. On demande à l’école de former des travailleurs agiles et adaptables. On lui en demande tant qu’en définitive, l’école ne fait plus rien correctement. Il est temps de nous reposer la question politique par excellence : quelle école voulons-nous, pour former quels individus, pour faire vivre quelle société ? En vérité, on a éludé cette question en France depuis 1945. Or de l’eau a coulé depuis sous les ponts…

Il faut donc se risquer à oser autre chose quand le système est en panne...

Quels risques prenons-nous ? Le seul que nous pouvons prendre est que ça ne marche pas non plus.

Vous parlez du « merdier » dans lequel nous nous enfonçons lentement mais sûrement. Quels sont pour vous les racines de nos échecs ?

La principale réside dans le décalage entre la très haute idée que nous nous faisons de nous-mêmes en tant que nation et la réalité de notre situation. Nous sommes dans une forme de messianisme, dont seuls les Américains font également preuve. Les Anglais, dont nous sommes pourtant proches, se sont toujours montrés plus pragmatiques. Nous, Français, on se retrouve constamment tiraillés entre la grandeur de nos principes – liberté, égalité, fraternité, laïcité, diversité culturelle, etc. – et la médiocrité de nos pratiques. Ce décalage nous fait du mal et souligne d’autant plus nos insuffisances.

L'Angleterre, pourtant, prône un modèle communautariste. La France n'est-elle pas en train de suivre cette voie, notamment quand elle a instauré les menus confessionnels dans les établissements publics ?

Absolument. L’introduction de menus confessionnels ou particuliers dans les établissements publics est un engrenage sans fin. C’est une mauvaise réponse à une vraie question : celle de notre histoire coloniale. C’est une des racines fondamentales de nos problèmes, car elle n’a jamais été traitée en tant que telle. Or notre société est aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, l’héritière de cette aventure-là.

"Nous avons besoin de réconciliation et de reconnaissance réciproque pour sortir de ces dynamiques de disqualification réciproque, dont chacun d’entre nous est une potentielle victime"

Le communautarisme est pour vous périlleux, en tous cas n'est pas la solution. Pourtant, vous revendiquez de faire de l'Aïd-el-kébir et de Kippour des jours fériés...

Le communautarisme se nourrit d’abord et avant tout du sentiment de non-reconnaissance. Reconnaître ainsi des communautés qui de toute façon existent, c’est contribuer à les ancrer dans l’aventure nationale, et éviter le repli sur soi. La laïcité est un principe d’égale reconnaissance, une machine à inclure, pas un prétexte à exclusion et à stigmatisation.

Dans une récente tribune, Fatiha Boudjahlat – cofondatrice avec Céline Pina du mouvement « Viv(r)e la République » – écrivait que « les insultes sont devenues classiques quand il s'agit de désigner les enfants d'immigrés bien dans leurs baskets françaises et aimant la France. Elles sont complétées par celles de « harki », de « collabeur », de « nègre de maison ». Elles renvoient à une trahison supposée : celle de son vrai pays, celui des origines, au bénéfice de son faux pays, celui où l'on vit. Elles sont les manifestations des métastases indigénistes et gauchistes de l'identité qui n'ont rien à envier à leurs symétriques identitaires. » Partagez-vous ce point de vue ?

Mon seul point de vue est que nous avons besoin de réconciliation et de reconnaissance réciproque pour sortir de ces dynamiques de disqualification réciproque dont chacun d’entre nous est une potentielle victime. Nous avons aussi besoin de dire et de répéter que nos identités sont nécessairement plurielles et évolutives et que nous sommes tous, nécessairement, plusieurs choses à la fois. Enfin, nous avons sans doute besoin de nous demander collectivement ce que signifie aujourd’hui « être Français ». Pour moi, cette identité est indissociable d’un projet à inventer collectivement et auquel on peut adhérer.

Certains disent que la France a craint de froisser les musulmans...

Je ne crois pas. Là où le pouvoir aurait dû se montrer ferme, il s’est montré laxiste – sur les menus confessionnels ou la non-mixité dans certains lieux publics comme les piscines. Et là où il aurait dû se montrer accommodant, il a fait preuve d’excès d’autorité – en légiférant sur le voile par exemple qui dans les années 90 ne concernait que quelques centaines de personnes. Nous sommes l’un des seuls pays au monde, avec l’Arabie-Saoudite, à légiférer sur la façon dont les gens s’habillent !

L’argument est la coercition des femmes, leur respect et leur intégrité...

Nous sommes des hypocrites. Comment peut-on, d’un côté, condamner le voile sous le motif d’émancipation de la femme, quand nous acceptons que des femmes, pour vendre n’importe quoi, montrent leurs fesses et leurs seins sur les panneaux publicitaires ? Est-ce davantage respecter la femme ? Nous manquons de cohérence.

"Etre Français, est-ce porter un string plutôt qu’un voile ? Est-ce préférer la choucroute au couscous ? On voit bien que ça ne se joue pas là."

C’est quoi être Français en 2018 ?

Est-ce porter un string plutôt qu’un voile ? Est-ce préférer la choucroute au couscous ? On voit bien que ça ne se joue pas là. L’identité française s’est redéfinie au cours des âges en fonction du contexte historique. On a l’impression, aujourd’hui, que c’est un scandale de voir des cultures différentes coexister. Au début du XXe siècle, quand il y avait d’un côté une communauté catholique intransigeante, et de l'autre part une communauté communiste, il s’agissait de cultures complètement différentes. Toutefois, ça ne les empêchait pas de se retrouver dans l’amour de leur pays.

Vous avez été camarade de promotion d'Emmanuel Macron à Sciences Po Paris. Avait-il déjà une vision politique ?

Son souci de la chose publique était déjà présent. C’est quelqu’un qui avait à l’époque une grande capacité d’écoute, mais quelqu’un de très discret.

Une des grandes valeurs de la France est sa capacité d’accueil. Gérard Collomb défend actuellement sa politique migratoire, qui combine humanité et fermeté. Ne sont-ce pas les deux indices d'une politique équilibrée ?

Sur le papier, c’est une politique équilibrée et très pondérée... Sur le papier. Si on regarde l’histoire, la France n’a jamais accueilli une grande masse de réfugiés économiques. Ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer, surtout dans le contexte qui est le nôtre. En revanche, on ne peut pas d’un côté se gargariser de son statut de grand défenseur des Droits de l’Homme, et puis de l’autre s’arranger grosso modo pour que les demandeurs d’asile politique n’arrivent même pas à en France.

Jean-Marie Gustave Le Clézio a carrément parlé de « déni de l’humanité »...

Pour rester sur le champ politique et non moral, c’est une erreur, une faute vis-à-vis de la France, de son projet d’aujourd’hui et de son identité historique. C’est une politique de charlot. La responsabilité politique et historique de la France est d’accueillir ces réfugiés. Je ne dis pas qu’elle doit être la seule à le faire, mais c’est son devoir, avec tous les pays qui ont eu, à un moment donné, des ambitions coloniales. Ces pays ont une responsabilité historique eu égard à leur passé de puissances coloniales.

Gérard Collomb, sur cette question, se plaignait de se faire passer pour « le facho de service »....

Il ne s’agit pas de se faire passer pour un facho mais de mettre en cohérence les principes affichés avec la pratique. On ne peut pas d’un côté saluer la position de Merkel sur la question et de l’autre s’arranger pour que les demandes d’asile ne soient pas traitées. C’est hypocrite et ne rend pas service à un projet français rayonnant.


"Je pense qu’on aurait tort de réduire l’idéal démocratique à notre seul modèle."

Est-ce la fin d’une certaine idée de la démocratie ?

La démocratie est un système jeune à l’échelle de l’histoire du monde. Quand on pense qu’en France, il a fallu attendre 1946 pour que les femmes obtiennent le droit de vote, on se dit que la démocratie est une histoire en devenir. Je pense qu’on aurait tort de réduire l’idéal démocratique à notre seul modèle. On a besoin aujourd’hui d’élargir la démocratie représentative à la démocratie participative. On voit à quel point le système actuel est épuisé, à quel point les représentants politiques sont démonétisés. On a besoin d’ouvrir de nouveaux espaces démocratiques.

Via des referendums d’initiative populaire ou des conseils civiques ?

Pourquoi n’essayerait-on pas de cheminer vers de véritables démocraties locales ? Prenons l’échelle communale : dès qu’il y a un exécutif politique représentatif, il faudrait qu’il y ait, sur un même pied, un conseil de citoyens pour assurer le contrôle et l’évaluation des politiques publiques. Par exemple, un conseil de citoyens qui puisse avoir un véto sur le budget que propose l’exécutif.

On imagine volontiers les résistances.

Ce ne sont pas les politiques qui prendront la décision, c’est sûr. Vous ne pouvez pas leur demander de scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Emmanuel Macron est reparti en guerre contre les « fake-news ». On sait que l’élément fondamental d’une démocratie est l’information. Le paradoxe, c'est que d'un côté la confiance dans l'information relayée par les médias classiques chute lourdement et, de l'autre, jamais les Français ne sont autant allés sur Internet pour s'informer alors que les trois-quarts n'ont pas confiance dans les informations qui y circulent... Comment restaurer cette confiance ?

On est dans une société qui a perdu ses défenses immunitaires face aux propagandes, qu’elles soient politiques, religieuses ou commerciales. On est aussi extrêmement vulnérable face aux théories du complot. Plus c’est abracadabrantesque, mieux c’est. Comment se fait-il que des gens sortant de l’école ne soient pas capables de trouver une information fiable ?

"Il faut faire en sorte que jamais, dans une démocratie, les pouvoirs médiatique, politique et économique puissent être mêlés."

Vous préconisez une « clause Berlusconi ». De quoi s'agit-il ?

C’est de faire en sorte que jamais, dans une démocratie, les pouvoirs médiatique, politique et économique puissent être mêlés. Il faut démêler ces fils qui renforcent le sentiment que nous vivons dans une oligarchie. Berlusconi aura au moins eu le mérite de nous alerter sur le danger de la concentration entre les mêmes mains de tous les pouvoirs. Lagardère, Dassault... il y a un mélange des genres qui n’est pas sain. Cette vigilance ne vaut pas que pour les acteurs privés, mais aussi les acteurs publics. À quoi nous servent les médias d’information publics ?

Le CSA joue-t-il son rôle au sérieux ?

Dans ce domaine comme dans tant d’autres, nous sommes dans des formes de pantouflage insupportables. Mais ce n’est pas propre à la France. Quand on voit la configuration de la Commission européenne, c’est simplement scandaleux : comment des gens peuvent-ils être tranquillement juge et partie ? Venir du conseil d’administration d’une énorme boîte pour se retrouver quelques mois après dans un post de régulation de cette même boîte. Ce n’est pas sérieux.

Emmanuel Macron vient de la banque d'affaires Rothschild...

Qu’un ancien banquier devienne président de la République ne me pose pas de problème si ce dernier a pu, au travers de son expérience professionnelle, se faire une idée libre et éclairée d’un système financier qui nous régit, pour mieux lui tenir tête ou le combattre.

MC Solaar disait dans son dernier album « Je suis enfermé et pourtant j’ai la clé ». Est-ce que ça résume votre pensée ?

Absolument ! La solution est entre nos mains. Encore faut-il qu’on veuille la mettre en œuvre. Et il ne s’agit pas une fois de plus de changer de casting, mais de changer de scénario !

Qui sont vos héros ?

Dans le monde contemporain, l’un de mes héros est Mandela, quelqu’un qui a trouvé durant sa vie le ressort pour rebondir, traverser des contextes et des crises personnelles sans jamais flancher. C’est quelqu’un qui, quand il a accédé au pouvoir, aurait pu choisir la facilité, virer tous les blancs d’Afrique du Sud, mais a pardonné par éthique et par souci politique. Il a pardonné car il s’est rendu compte que l’Afrique du Sud demain ne pourrait être grande que si elle était réconciliée. Il a fait ce pari-là.

Quels sont vos zéros ?

Ce sont les personnages sans scrupules. Celles et ceux qui n’hésiteront pas, le cas échéant, à substituer les moyens aux fins. Pour moi, c’est l’autre définition du Mal. Et malheureusement, le Mal est en train de nous ronger. Mais comme dit le poète Höderlin, « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».

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