Luk Joossens

“Interpol risque de mettre en danger son indépendance”

ENTRETIEN – Luk Joossens, expert international sur le trafic illégal de cigarettes, analyse la politique d’Interpol en la matière.

Lyon Capitale : Aujourd’hui, comment se présente le marché illégal de cigarettes dans le monde ?

Luk Joossens : Le commerce illégal est devenu complexe. Il y a vingt ans, c’était presque toute l’industrie du tabac qui était impliquée. Ils exportaient des milliards de cigarettes “duty free”, détaxées. Des cigarettes qui “disparaissaient” et arrivaient sur le marché illégal en Europe, au Brésil ou au Canada. Ce commerce s’est atténué il y a dix ans, à la suite de procès intentés par les autorités contre les cigarettiers. On a vu l’émergence d’une contrefaçon.

Depuis quelque temps, on voit beaucoup de cigarettes produites avec l’aval des autorités, légalement ou non, mais qui restent seulement destinées au marché illégal. Ces cigarettes sont fabriquées principalement en Russie, en Biélorussie, en Ukraine, au Paraguay ou à Dubaï. Le grand problème, c’est qu’on ne connaît pas la partie des cigarettes produites par les multinationales, la part des contrefaçons et la part pour le marché illégal. C’est très flou.

Mais peut-on dire que l’industrie du tabac contribue illégalement au trafic illégal de cigarettes dans le monde ?

Leur rôle a diminué mais n’a pas disparu. Il y a une plainte importante contre Japan Tobacco International, qui est accusée d’être impliquée dans une grande opération de contrebande en Syrie et au Moyen-Orient. Il y a une enquête de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) en cours.

C’est incompréhensible qu’Interpol reçoive de l’argent de Philip Morris. Incompréhensible qu’ils travaillent avec les quatre multinationales qui réalisent un système de traçabilité des cigarettes, Codentify, et que l’une de ces compagnies soit Japan Tobacco International. Un organisme de police ne peut pas travailler avec une entreprise soupçonnée d’organiser de la contrebande. C’est inacceptable.

Quels sont les intérêts de l’industrie du tabac à collaborer avec Interpol ?

L’industrie, qui était très impliquée dans la contrebande de cigarettes, a depuis une dizaine d’années changé de tactique. Elle a voulu collaborer avec les autorités, et a conclu un accord avec l’Union européenne en 2004. Ils ont voulu montrer qu’ils étaient raisonnables, qu’on pouvait travailler avec eux. Le partenariat avec Interpol va dans le même sens. Les représentants de l’industrie veulent être perçus comme des personnes responsables.

Que pensez-vous du système Codentify utilisé par Interpol, et de ce partenariat avec l’industrie du tabac sur la traçabilité ?

Le but de la traçabilité est de contrôler l’exportation des produits de l’industrie du tabac. Les autorités doivent mettre en place le système de traçabilité et vérifier la production. Mais, avec Codentify, c’est l’industrie qui va pouvoir contrôler elle-même la traçabilité auprès des autorités. Le brevet de cette technique ne doit jamais venir des personnes contrôlées. Ce système va à l’encontre de toute la philosophie de la convention-cadre de l’OMS, qui stipule clairement que la politique de traçabilité doit être contrôlée par les gouvernements et non pas par l’industrie. Interpol est un organisme international qui doit respecter les règles de la convention-cadre de l’OMS.

Mais comment peut-on mettre en place un système efficace sans l’industrie du tabac ?

Dans la traçabilité, il y a forcément des contacts avec l’industrie du tabac. Mais ce n’est pas à l’industrie de proposer le système. Au Brésil, par exemple, il y a un système de traçabilité qui est indépendant de l’industrie, avec lequel les autorités peuvent contrôler la taxation et les produits exportés. Le commerce illicite ne se limite pas à la contrefaçon. L’industrie veut promouvoir Codentify et présenter la contrefaçon comme l’unique problème du trafic illégal.

Le partenariat entre Philip Morris et Interpol remet-il en question l’indépendance d’Interpol ?

Interpol avait un budget de 60 millions d’euros en 2011. Le don de Philip Morris est de 15 millions d’euros sur trois ans. Il représente 8 % du budget d’Interpol chaque année. C’est un don extrêmement important, qui peut influencer le fonctionnement d’Interpol, et risque de mettre en danger leur indépendance. Surtout quand Interpol participe à des conférences sponsorisées par Philip Morris pour promouvoir leur agenda.

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Cet entretien est paru initialement dans Lyon Capitale-le mensuel n°723, élément d’une enquête que nous publions ici en 5 volets, et quelques compléments.

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