(...) L'arrivée de Nicolas Sarkozy à l'Elysée me paraissait, à la fois, inéluctable et impossible.
Elle était inéluctable, car, de jour en jour, il réussissait à attirer à lui une bonne partie de l'opinion publique en jouant simultanément sur des registres contradictoires : besoin d'autorité et de liberté, valeur du travail et éloge de la solidarité, apologie des gagnants et compassion pour les perdants, défense de la morale et culte de la compétition, volonté d'assumer l'héritage d'institutions épuisées et d'incarner la rupture... Et l'on peut comprendre que beaucoup de Français aient été séduits : il est bien difficile de choisir entre des intérêts contradictoires et l'on préfère toujours avoir le beurre et l'argent du beurre : préserver la planète et ne pas se priver de la moindre dépense d'énergie... (...) renforcer les services publics en supprimant des fonctionnaires... envoyer les enfants à l'usine quand ils ne réussissent pas en classe, mais à condition que ce soit les enfants des autres... pouvoir tranquillement déclarer que "quand même les Arabes ne sont pas vraiment comme nous", tout en expliquant que l'épicier arabe du quartier, lui, est un type formidable !... Bien sûr, ce serait vraiment bien si (...) l'on pouvait tout avoir, la même chose et son contraire. Alors, pourquoi ne pas voter pour celui qui, justement, dit avoir trouvé la solution, celui qui – enfin ! – a compris, tout à la fois, les aspirations du peuple, le sens de l'histoire, les principes de l'économie planétaire et la bonne méthode de gouvernement ?
Et voilà, justement, ce qui rendait, à mes yeux, la victoire de Nicolas Sarkozy impossible dans notre démocratie : le fantasme de la toute-puissance est incompatible avec la prise au sérieux des principes qui nous fondent et que nous tentons de mettre en oeuvre, à travers les soubresauts de notre histoire. Nous avons grandi... (...) Nous avons gagné, souvent difficilement, le droit au respect des opinions et des personnes, la mise en place d'institutions capables de contrecarrer les velléités régressives et répressives de tous ceux qui se prétendent l'incarnation du bien commun et disent détenir la vérité à notre place. (...) Mettre au pouvoir un "magicien", détenant autant de pouvoir dans le monde des affaires et des médias était impensable. Mais c'était sans compter, justement, sur les médias et leur formidable capacité à tout formater : cette élection présidentielle restera celle du triomphe d'un nouveau Clausewitz : "la politique, c'est la continuation des talk show par d'autres moyens". Sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy, on y a réduit les débats d'idées à des surenchères de petites phrases. On y a pratiqué le télé-achat sans le moindre scrupule. (...)
Ainsi prend, peut-être, fin un chemin, pourtant à peine ébauché. Le chemin vers une démocratie majeure qui ne se paye pas de mots, sait que les décisions collectives sont des choix difficiles qui requièrent un long et minutieux travail de construction collective. (...) Tout le monde se réjouit aujourd'hui du taux de participation. Moi aussi. A condition qu'il ne signifie pas l'abandon de notre sort entre les mains d'un nouveau thaumaturge. A conditions que cela ne soit pas le signe d'un renoncement collectif à ce qui, justement, rend possible la démocratie : l'éducation et l'accès de tous aux fondamentaux de la citoyenneté, la volonté de donner une place à chacun par la formation et la culture, le refus de réduire les individus à des codes-barres au nom de la sécurité, le rejet de toute forme d'exclusion et d'humiliation, l'existence d'une information pluraliste dans tous les médias. On nous explique qu'il ne faut pas s'inquiéter et que la démocratie reste à l'ordre du jour... Je repense à ce propos d'Alain qui, proféré à la veille de la deuxième guerre mondiale, ne fut pas malheureusement pas prémonitoire : "On dit que les nouvelles générations seront difficiles à gouverner. Je l'espère bien."
Philippe Meirieu est professeur à l'Université LUMIERE-Lyon 2
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