double Une Charlie Hebdo

Je suis Charlie et je n’irai pas marcher

Je suis Charlie.
 Depuis 1992, je n’ai pas raté beaucoup de numéros de Charlie Hebdo. J’ai même encadré, dans mon bureau au journal, certaines unes, lorsque Charlie était attaqué : “Journal responsable/Journal irresponsable”.

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La liberté d’expression, c’est comme l’honnêteté : on ne peut pas être “un peu honnête”, on ne peut pas être “un peu libre”. Dès lors qu’en la matière on commence à dire “oui… mais”, c’est le début de la fin, c’est la porte ouverte à tous les fanatismes et à toutes les déviances, capables même de se faufiler à travers le chas d’une aiguille. C’est alors le règne de l’aléatoire, du véritable “bête et méchant”.

Peut-on se moquer des religions en France ? Oui, mille fois oui, définitivement oui, comme de toutes les idéologies, de toutes les philosophies et de toutes les croyances, et l’islam ne saurait faire exception. Les religions ne sont ni les dieux (s’ils existent, mais ce n’est pas le problème de la République), ni les croyants (que la République protège en leur accordant une liberté de culte et de conscience). La relation éventuelle des uns aux autres doit rester de l’ordre de l’intime et n’a strictement rien à faire dans la sphère publique. Point final. C’est simple, c’est clair, ça s’appelle la laïcité et depuis 1905 on n’a rien trouvé de mieux, du moins en France. La question est en effet différente, par exemple aux Etats-Unis, où coexistent différentes communautés, avec un Etat fédéral au-dessus.

Ma liberté, longtemps je t’ai gardée

Comme des millions de Français, je suis sonné, meurtri, immensément triste de ce qui vient d’arriver. Il y a quelques semaines, nous étions encore avec l’ami Wolinski à Sud Radio, pour une longue interview-confession, laquelle commençait par ces mots : “Non, je suis pas célèbre, je suis juste connu. La différence ? Quand on est connu on remarque votre présence, quand on est célèbre, c’est votre absence qu’on remarque.” L’absence de Wolinski et de ses camarades nous pèse et elle est aujourd’hui remarquée dans le monde entier.

Beaucoup de mes amis m’incitent à aller marcher aujourd’hui, et la plupart d’entre eux le feront. Si spontanément j’en ai ressenti le besoin, au plus profond de ma conscience et de mes tripes, parce que l’essentiel – c’est-à-dire notre liberté – est en jeu, je ne le ferai pourtant pas. Je ne veux pas marcher derrière les différents “responsables” qui nous ont conduits à ce désastre et viennent aujourd’hui, toute honte bue, récupérer cette manifestation. Je n’ai pas besoin de leur invitation officielle. Les pouvoirs publics n’avaient qu’une chose à faire : assurer l’intendance et la sécurité des manifestants.

Un langage qui varie en fonction des circonstances

À la différence de ce que je lis et entends à peu près partout – à l’exception notable de Michel Onfray dans Le Point, qui une fois encore parle juste et clair –, je ne pense pas que les représentants religieux et politiques doivent “plus que jamais” s’afficher et se montrer. Au contraire, pour ce qui est, d’abord, des responsables religieux, ils doivent à mon sens se faire tout petits.

Je n’oublie pas que le Conseil français du culte musulman avait demandé l’interdiction du numéro contenant les caricatures de Mahomet. Je n’oublie pas que la grande mosquée de Paris, l’Union des organisations islamiques de France et la Ligue islamique mondiale avaient intenté un procès au journal pour la publication de ces caricatures et pour la une dessinée par Cabu représentant Mahomet déclarant “C’est dur d’être aimé par des cons”.

“Nous avons chassé les terroristes !”

Pour ce qui est des responsables politiques, cette discrétion me semble tout autant indispensable. Comme l’écrit Onfray, “les régimes islamiques ne menacent l’Occident que depuis que l’Occident les menace”. Que sommes-nous allés faire, en effet, avec une constance sans faille, de Sarkozy à Hollande, dans les pays musulmans, alors même que dans notre pays le chômage, la pauvreté et l’insécurité gagnent chaque jour du terrain ? Pourquoi sommes-nous allés bombarder l’Irak, la Libye, le Mali, l’Afghanistan, l’Etat islamique (El ou Daesh en arabe), comme des petits valets de Bush père et fils ? Pour faire avancer les droits de l’homme ? Ou pour contrôler les territoires et leurs ressources ? Les réponses sont dans les questions.

Je n’oublie pas non plus la honte terrible, durable, indélébile, infligée à tous les Français, quand Nicolas Sarkozy, aidé par Patrick Ollier (le mari de Michèle Alliot-Marie), recevait en grande pompe pendant cinq jours l’un des plus grands terroristes de l’histoire contemporaine, Mouammar Kadhafi, avant d’aller le bombarder sur son sol. Je n’oublie pas que les experts judiciaires ont validé l’authenticité du document autorisant le déblocage par le régime libyen, en 2006, d’une somme de 50 millions d’euros en faveur de la campagne présidentielle de 2007 du candidat Sarkozy. Je n’oublie pas davantage le François Hollande chef international de guerre, déclarant dans un discours triomphateur et plein d’emphase, en 2013, au Mali : “Nous avons gagné cette guerre ! Nous avons chassé les terroristes !”

L’échec de l’intégration “à la française”

Aujourd’hui, les terroristes sont chez nous et trois pauvres types décérébrés sont capables de mettre la France à feu et à sang et de décapiter un journal. Belle victoire. Echec total de l’intégration “à la française”. Nos responsables politiques, principalement préoccupés par leur élection et leur réélection, bien aidés par certains responsables religieux au discours ambigu, ont réussi à fabriquer, ensemble, des monstres enragés sur notre sol, qui ne se reconnaissent en rien dans nos valeurs, notre histoire, notre destin et, pour le dire clairement, qui ont la haine de la France et de tout ce qu’elle représente. Et pour la génération qui suit c’est bien pire, il suffit d’interroger les professeurs relativement à la minute de silence observée dans les classes : dans beaucoup d’établissements scolaires, non seulement les élèves ont remis en cause cette initiative, mais, ne se cachant même plus, ont ouvertement élevé les terroristes au rang de héros. Et dans les prisons c’est la fête… Mais on préfère, comme d’habitude, faire l’autruche. Ces problèmes n’existent pas et en parler c’est suspect : “Pas d’amalgame !”

En ce sens, la tragédie que nous vivons est avant tout un problème franco-français. Quand l’Etat est faible, quand l’essentiel de la politique est axé sur le clientélisme, tout peut arriver. Et sans jouer les Cassandre, ce n’est pas un “rassemblement” qui réglera la question, qui reste entière. Quelle est la réponse politique ? Elle semble aujourd’hui difficile, quand on constate, déjà, que gauche et droite confondues se bornent – encore et toujours – à répéter mécaniquement “pas d’amalgame !”, sans même avoir le courage ou la lucidité de nommer simplement ce qui se produit sous nos yeux. Comment apporter une réponse adaptée quand, dès le départ, on nie l’évidence ? La presse étrangère n’a pas ces fausses pudeurs. En ce qui nous concerne, nous pratiquons l’autocensure, parfois sans même nous en rendre compte, c’est dire si le mal est profond.

La marche à laquelle vous avez échappé

Enfin, je n’oublie pas non plus que nombre de responsables politiques appelant à manifester – larme à l’œil et mine de circonstance – ont de fait sans cesse vomi sur la presse, dès lors que celle-ci n’était pas à leur botte et n’abondait pas en leur sens, comme autant d’apprentis sorciers traçant inexorablement le chemin de ce qui arrive aujourd’hui. Je n’oublie pas les pressions, les menaces en tout genre, les paroles détestables prononcées par les plus hauts responsables contre des journaux qui font simplement leur boulot, dans un pays libre, qu’il s’agisse de Charlie Hebdo, de Mediapart ou de Lyon Capitale : “méthodes fascistes”, “informations recueillies dans les caniveaux”, “presse qui salit en permanence” et autres insultes que la décence, en ce jour de deuil, m’interdit de reproduire.

Je n’oublie pas enfin Cavanna, qui déclarait au Monde en 2010 : “On admire aujourd'hui Hara-Kiri comme une glorieuse réussite. Or, même au temps de sa grande diffusion, il était haï à l'unanimité, par la presse et les artistes. On était un journal vulgaire. On nous reprochait notre mauvais goût. On était une réunion de bandits, d'individus à la marge, de révoltés.” Pourquoi ce titre ? Parce que se faire hara-kiri était pour Cavanna “le sommet de la connerie”. Fidèle à l’esprit d’Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, je crois que pour être efficace la révolte doit rester à la marge et ne pas être récupérée par les officiels et leurs insupportables services de communication. Que les hauts responsables gardent donc leur bristol. Je n’irai pas à la manif.

Je suis Charlie.

Didier Maïsto
Directeur de la publication

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