Karine, éleveuse de chèvres dans le Vercors, en Isère, témoigne sur son expérience pour parler du suicide chez les agriculteurs, un sujet désormais saisi par les pouvoirs publics.
"Je voulais appuyer sur le bouton stop": comme de nombreux agriculteurs accablés par la solitude, l'endettement ou les douleurs physiques, Karine, éleveuse de chèvres dans le Vercors, a songé plusieurs fois au suicide, un sujet dont se sont désormais saisis les pouvoirs publics.
Dix ans que cette quadragénaire était "en mode survie, sans se sentir légitime de se faire aider", a-t-elle raconté mercredi dernier lors d'une rencontre sur le mal-être et le suicide chez les agriculteurs, suscitant l'émotion de la centaine de professionnels réunis, souligne l'AFP.
« Je veux porter un message positif dans cette journée consacrée au mal-être en agriculture. Il y a des situations dramatiques, et il faut les traiter, mais nous faisons un beau métier, dont nous pouvons être fier ! » @gaillot_arnaud #MalEtreAgriAgissons pic.twitter.com/e5bZISVviS
— Jeunes Agriculteurs (@JeunesAgri) June 15, 2022
"C'était inhumain"
Avant ça, Karine n'en avait presque jamais parlé. Quand elle a monté seule son exploitation en 2001, "personne n'y croyait". "Toujours bonne élève", major de sa promotion d'ingénieurs, la jeune femme met donc la barre très haut.
Une fois lancée, difficile, voire impossible pour elle de s'accorder des pauses. "J'avais une immense capacité de travail, mais avec du recul, c'était inhumain", raconte-t-elle, continuant de s'occuper de ses 40 chèvres malgré les "accidents de la vie", note l'AFP.
"Le corps de l'agriculteur est son outil de travail: quand l'épuisement est là, tout se dérègle, avec un risque de passage à l'acte."
Christelle Guicherd, psychologue
"Un éleveur, ça ne s'arrête pas"
Le fils de Karine se blesse gravement à ski, elle-même subit plusieurs accidents du travail. "Je continuais avec mes béquilles, je me disais: un éleveur, ça ne s'arrête pas", rapporte l'AFP.
"Le corps de l'agriculteur est son outil de travail: quand l'épuisement est là, tout se dérègle, avec un risque de passage à l'acte" pour mettre fin à ses jours, souligne Christelle Guicherd, la psychologue de Karine, qui l'a convaincue de venir témoigner à Paris.
De nombreux suicides dans la profession
A l'image de l'éleveur interprété par Guillaume Canet dans le film d'Edouard Bergeon "Au nom de la terre" (2019), inspiré de l'histoire de son père, le nombre de suicides dans cette catégorie professionnelle est statistiquement plus élevé que pour le reste de la population.
Selon des chiffres de la sécurité sociale agricole (MSA) étudiés par Santé publique France en 2016 et en 2019, en moyenne 250 exploitants et salariés du secteur agricole - en majorité des hommes - ont mis fin à leurs jours chaque année, un chiffre sous-estimé d'au moins 10%.
Des "sentinelles" pour détecter les signaux de détresse
La France compte aujourd'hui moins de 400.000 agriculteurs. Attendus depuis longtemps sur le sujet par le monde agricole, ministres, parlementaires et représentants du secteur s'en sont saisis en novembre 2021, avec la présentation d'un plan gouvernemental sur la prévention et l'accompagnement du mal-être chez les agriculteurs.
Il prévoit notamment de renforcer le maillage des "sentinelles", qui sont des vétérinaires, banquiers, conseillers des Chambres d'agriculture ou fournisseurs des paysans, formés par la MSA et les Agences régionales de santé afin de détecter les signaux de détresse.
"90% des problèmes ne sont pas financiers mais humains. L'#agriculture est dans un cycle de production long & la dégradation des situations peut l'être aussi. Le risque est de s'habituer ! En tant que #Sentinelle, notre rôle est d'agir" E. Quineau @Fiteconews #MalEtreAgriAgissons pic.twitter.com/kzyx70JASu
— La FNSEA (@FNSEA) June 15, 2022
Appuyer sur le bouton "stop"
"Souvent j'ai voulu passer à l'acte", explique Karine avec une franchise qui désarme l'audience. "J'avais cette idée du suicide, car il n'y avait plus d'issue. J'avais le bouton stop de la machine à traire dans la tête, je me disais: c'est ça que je veux faire: appuyer sur le bouton stop", indique l'AFP.
Son exploitation en Isère marchait "bien", mais la pandémie de Covid-19 est venue percuter son activité: rapidement, les touristes ne sont plus là, et le magasin où Karine vend ses fromages et ses glaces reste vide. Un jour, assise à table avec son mari, elle lui dit: "Je n'en peux plus".
Entamer un suivi psychologique
Alors qu'un réseau de soutien commence à se structurer sous l'égide des Chambres d'agriculture, d'associations et de la MSA, l'éleveuse a eu la chance de "tomber sur les bonnes personnes" pour entamer un suivi psychologique. Une chance car les médecins généralistes se font souvent rares en milieu rural et ne sont pas toujours formés au risque suicidaire, indique l'AFP.
"Très peu de personnes savent que je suis en arrêt maladie", confie Karine, qui n'a pas encore réussi à reprendre le travail. "Ça ne se dit pas, c'est très difficile d'en parler."
"J'avais cette idée du suicide, car il n'y avait plus d'issue. J'avais le bouton stop de la machine à traire dans la tête, je me disais: c'est ça que je veux faire: appuyer sur le bouton stop"
Karine, éleveuse de chèvres dans le Vercors (Isère)
La question du déni et de la honte
Quand surcharge de travail, problèmes de santé et difficultés financières s'accumulent, "c'est un désenchantement pour les agriculteurs, et ceux que j'accompagne minimisent beaucoup les douleurs", abonde sa psychologue. "La question du déni, de la honte est très prégnante."
En plus d'une salariée, Karine parvient à faire venir un jeune éleveur pour la remplacer quelques jours par semaine, un dispositif coûteux qui, elle l'espère, lui permettra de reprendre pied. Elle peine toutefois à respecter son arrêt de travail: "En élevage, on travaille 7 jours sur 7, 24h/24. Quand on habite sur place, on ne ferme jamais les portes".
Le fric, le fric, le fric.
S'il n'y a pas d'aide pour le travail, c'est parce que ça ne serait plus "rentable monétairement".
La pression de l'endettement, cette enclume au dessus de la tête bien plus que dans d'autres activités.
Les aides psychologiques ne font pas partie de l'apprentissage, dans toutes les écoles c'est comme ça.
Car ça coûte cher et ça ne rapporte rien.
Et la FNSEA qui fait un tweet pour prétendre l'inverse ! Eux, le syndicat des gros exploitants qui vivent avec des subventions...