Jean-François Carenco
Jean-François Carenco © Tim Douet

Jean-François Carenco, le préfet éducateur de rue

À Lyon, chacun a souligné l’exceptionnelle singularité du préfet Jean-François Carenco, qui prend ces jours-ci ses fonctions en Ile-de-France. Rarement un serviteur de l’État aura autant séduit par sa liberté de ton, de propos, mais surtout par son aptitude à sortir du cadre parfois rigide de la fonction préfectorale. Illustration avec des jeunes de banlieue qu’il a remis au boulot.

En visite dans le quartier de la Duchère le 31 décembre 2012, François Lamy, le ministre de la Ville de l’époque, et le préfet du Rhône, Jean-François Carenco, ont un accrochage un poil viril avec une petite bande de six jeunes : "De toute façon, l’État, la République, vous pouvez rien pour nous." Carenco les prend au mot. Il leur donne rendez-vous quelques semaines plus tard à la préfecture, le 21 janvier 2013. "Venez avec vos CV", intime le préfet.

Venez avec vos CV !”

Dans l’intervalle, Jean-François Carenco croise Jean-Bernard Coffy dans un couloir. Ça tombe bien, M. Coffy est un ancien directeur départemental de Pôle Emploi à la retraite. "Il m’a demandé de mettre une équipe sur pied", explique ce dernier. Sur son temps de retraité, M. Coffy devient donc délégué du préfet. Il réquisitionne deux conseillers de Pôle Emploi qu’il avait sous ses ordres et qui intègrent la préfecture du Rhône comme délégués du préfet à la direction départementale de la cohésion sociale.

Une petite cellule de trois personnes est montée en un rien de temps. Son but ? Trouver un emploi à ces jeunes qui additionnent souvent tous les problèmes de la société sur leurs seules épaules : logement, emploi, difficultés financières, problèmes judiciaires.

Jean-François Carenco prend lui-même son téléphone pour appeler les patrons de la SNCF, de la Banque postale, de l’Opac du Rhône, de BNP Paribas, Keolis, Alliade ou du groupe Carrefour. Trois jeunes ont été placés à la SNCF en contrat d’avenir. Et, bonne nouvelle, l’un d’entre eux va signer son CDI début mai si tout va bien.

Il est où votre gosse ?”

Mais certains cumulent trop de difficultés et décrochent. Lorsqu’un jeune ne se présente pas à un entretien d’embauche que lui a trouvé le préfet, ce dernier prend lui-même son téléphone pour enguirlander la maman du garçon : "Je lui dis “Et il est où, votre gosse ? On se prend le bec", raconte M. Carenco. Mais le préfet comprend vite que les parcours de réinsertion ne se règlent pas uniquement à coups de rendez-vous face à des DRH.

La mère, au RSA durant douze ans, a vécu vingt ans à la Duchère et cumule une dette de loyer. Le préfet interpelle le bailleur pour reloger la famille en dehors de la Duchère et de son environnement nocif. Il est également intervenu pour bloquer une procédure d’expulsion. La preuve que l’État et la République peuvent encore quelque chose. Mais Jean-François Carenco ne s’arrête pas là.

“Ceux qui collent au fond de la casserole”

Parfois, la préfecture appuie une demande de financement d’un permis de conduire. Il arrive que ce soit plus. Ainsi, Lounis*, qui a été placé dans le groupe Norbert Dentressangle, s’est vu octroyer une relaxe devant le tribunal correctionnel de Lyon pour des faits de violence. C’est le préfet qui a plaidé la cause du gamin, en écrivant une lettre au procureur de la République.

"Moi, je veux m’occuper des cas les plus difficiles, ceux qui collent au fond de la casserole, les têtes dures. Elle est là, la fracture de notre république. Si vous voulez que je m’occupe des Bac+2 qui sont discriminés, on peut le faire, mais pour eux, on trouvera toujours des solutions", explique Jean-François Carenco.

Le préfet demande donc à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) de repérer des jeunes motivés pour une démarche d’insertion et de les lui envoyer. "Je veux recaser ceux qui sont les plus proches de la case prison, parce que ce sont eux qui sont les plus éloignés de notre société", justifie Jean-François Carenco. "S’il n’y avait pas eu d’actions dynamiques et concrètes d’une réinsertion, certains seraient en prison aujourd’hui", explique Lyazid Belasri, l’un des trois délégués du préfet en charge de cette cellule emploi. Mais ce n’est pas l’espoir d’une clémence des juges qui motive les jeunes qui ont un dossier pénal en souffrance.

"Nous, nous ne sommes demandeurs de rien. C’est le préfet lui-même et de sa seule initiative qui décide de faire un courrier ou pas", explique Hakim Tilouch, conseiller technique à la direction territoriale de la PJJ, qui ajoute : "Nous envoyons à la cellule emploi du préfet uniquement des jeunes qui ont une capacité à se réinsérer, qui ont le niveau pour réaliser des entretiens d’embauche par exemple. L’avantage du dispositif, c’est que sous quinze jours ces gamins peuvent obtenir un rendez-vous dans des entreprises qui, sans le préfet, ne répondraient jamais."

* Prénom modifié.

Contrôlé par la police, il appelle le préfet

Il y a eu des ratés, cependant. Comme lorsqu’un des jeunes suivis par la cellule emploi a volé une BMW parce qu’il devait se rendre à un entretien d’embauche. Ou qu’un autre a envoyé un ami à sa place à un rendez-vous avec un recruteur de Carrefour, tout simplement parce que cet ami présentait mieux. Ou encore, lorsque le préfet Carenco voit débouler dans son bureau le préfet de police en attente de quelques explications. La cause ? Un des jeunes suivis par la cellule emploi n’avait rien trouvé de mieux que d’appeler directement le préfet alors qu’il était contrôlé par des policiers qui n’en ont pas cru leurs yeux.

"Ces jeunes valent quelque chose. Même s’ils ont fait des petits trafics, ça prouve qu’ils ne sont pas cons. C’est difficile, c’est vrai, mais il faut s’efforcer de convaincre tout le monde de travailler ensemble. C’est en travaillant à une communauté de destin que l’on peut construire quelque chose", explique Jean-Bernard Coffy.

26 jeunes ont trouvé une solution

39 jeunes sont suivis régulièrement par les délégués du préfet. Une solution de retour à l’emploi a été trouvée pour 26 d’entre eux. "Il arrive que certains soient exclus du dispositif parce qu’ils ne font aucun effort", ajoute Lyazid Belasri.

Près d’un an après avoir monté son dispositif, un peu à l’intuition et hors de tout cadre conventionnel, le préfet Carenco livre son premier rapport au ministre Lamy en mars 2014. Il baptise sa cellule emploi "parcours réussite individualisée" et préconise de sélectionner dans chaque zone de sécurité prioritaire (ZSP, il en existe 80 en France) un groupe de 5 ou 6 jeunes, "les plus visibles par les troubles qu’ils occasionnent". Ceux précisément qui "collent au fond de la casserole". Le sous-préfet de Villefranche-sur-Saône a adopté le dispositif, tout comme celui de Vienne (Isère). Manuel Valls s’apprête même à prendre une circulaire généralisant ces cellules emploi à tout le territoire.

"Je ne crois pas que le systématisme marche. Je crois que c’est aussi une question d’envie. Faire en sorte que la République veuille dire quelque chose concrètement", analyse Jean-François Carenco. "Je vous assure qu’on n’apprend pas ça à l’ENA. On peut lancer de telles politiques parce que ce préfet, il est quand même pas comme les autres", souligne M. Coffy en hommage au préfet Carenco (sorti de l’ENA en 1979).

“Pourquoi ils chantent la chanson du foot ?”

Certains crieront à la rupture d’égalité républicaine ou au piston institutionnalisé. Mais, le 11 janvier dernier, lorsque des millions de Français ont défilé dans la rue, beaucoup s’interrogeaient sur l’après-Charlie et comment sauver l’idéal républicain. C’est peut être un début de réponse.

D’ailleurs, lorsque le préfet Carenco a invité ces jeunes dans les salons de la préfecture pour les vœux du nouvel an et que La Marseillaise a été entonnée sous les ors de la République, l’un d’eux a demandé, sans rire : "Eh, pourquoi ils chantent la chanson du foot ?" Preuve que le travail sera encore long.

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