Pour les hommes politiques, la justice est une autorité indépendante dans laquelle on peut avoir confiance, sauf quand un magistrat met une personnalité de leur camp en examen. Aussitôt, les mots scandale et déshonneur fusent, le ton se veut courroucé et les thèses du complot se mettent à fleurir. Un peu comme les Français et Benzema : quand il marque des buts en équipe de France c’est un héros, quand il est moins en réussite ce n’est plus qu’un Arabe qui ne chante même pas La Marseillaise. Ainsi, la mise en examen hier soir de Nicolas Sarkozy pour "abus de faiblesse" dans le dossier Bettencourt a suscité la colère de ses amis (les vrais comme les faux), qui ont dénoncé "un acharnement judiciaire". Après l’ouverture de l’information judiciaire pour blanchiment de fraude fiscale, mercredi, dans l’affaire Cahuzac, on ne devrait plus échapper longtemps au sempiternel "attention à ne pas nourrir le "tous pourris"". Et si ces deux affaires, en apparence si éloignées, n’étaient que les deux têtes d’une même hydre, à savoir le financement de certains politiciens via des labos pharmaceutiques ?
C’est évidemment la question que tout le monde se pose aujourd’hui : la puissante industrie pharmaceutique a-t-elle continué à financer la vie politique française, en dépit des lois votées sur le financement des partis à quatre reprises, la plupart du temps juste après de retentissantes affaires, en 1988, 1990, 1993 et 1995 ? Ce qui est d’ores et déjà avéré, c’est que pour promouvoir des lois favorables à son secteur d’activité, ainsi qu’un certain nombre de médicaments, autorisés sur le marché sans contrôle sérieux, du placebo au produit carrément mortel, tel le Mediator, Servier a mis en place une gigantesque pépinière de futurs obligés, qu’il a arrosés généreusement pendant des années, jusqu’à en faire de belles plantes. Le laboratoire a ainsi parrainé une quantité invraisemblable d’activités d’élus locaux et nationaux, forums en tout genre, universités plus ou moins fantaisistes de la santé, études comparées des infarctus du myocarde dans tel département, financement de clubs sportifs dans tel autre, le tout directement ou via des associations, dont certaines recevaient la crème des politiques dans de somptueux hôtels particuliers, avec salons coquets et personnel en livrée.
De l’hôpital public aux labos pharmaceutiques
Nous sommes en 1988, Jérôme Cahuzac, ancien chef de clinique de l’hôpital Beaujon à Paris (chirurgie viscérale), est devenu le collaborateur de confiance de Claude Évin au ministère de la Santé et discute à ce titre avec les laboratoires pharmaceutiques : à l’époque, le prix des médicaments se négocie comme ça, directement, aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui. Trois ans plus tard, Rocard est remercié par Mitterrand et aussitôt Cahuzac quitte l’avenue de Ségur. Et déjà, le fisc est sur son dos, et le suspecte de percevoir des rémunérations occultes des laboratoires, sur un présumé compte ouvert en Suisse. Enrichissement personnel ? Financement de la campagne présidentielle de 1995 de Michel Rocard, lequel aurait longtemps hésité avant de finalement jeter l’éponge ? Toujours est-il qu’à l’époque on voit Cahuzac s’afficher ostensiblement auprès de l’ancien Premier ministre et de Pierre Fabre, autre grand patron français de l’industrie pharmaceutique. Puis, Jérôme Cahuzac, brillantissime chirurgien au dire de ses camarades, abandonne définitivement l’hôpital public pour se reconvertir dans le privé. Il ouvre alors, à deux pas des Champs-Élysées, un centre médical spécialisé dans les implants capillaires –ce qui est moins prestigieux mais nettement plus rémunérateur- et continue de conseiller en parallèle les laboratoires pharmaceutiques, notamment Pfizer et Servier, comprendre : à assurer un lobbying discret mais efficace pour toutes les autorisations de mise sur le marché.
Une caste de la toute-puissance
Le tout-Paris, au portefeuille plus garni que le cuir chevelu, se presse à son cabinet, des photos avant/après paraissent dans la presse. Cahuzac fait du vélo avec Drucker, qui fait du vélo avec Sarkozy. L’ancien boxeur amateur a de la prestance, il est intelligent, bosseur, il s’exprime d’une façon remarquable, c’est un gagneur, rien ne lui résiste. En 2010, il est élu président de la prestigieuse commission des Finances de l’Assemblée nationale, contre le candidat officiel du PS. Il se lie alors d’amitié avec François Baroin, ministre du Budget, comme le fut, avant lui, Nicolas Sarkozy. Autre point commun ? Le fameux "secret fiscal", dont il fut tant question ces derniers mois, tant en France qu’en Suisse : nos comptables d’État n’y sont pas tenus et peuvent consulter, en toute légalité et au gré de leurs envies, les dossiers de tous les contribuables, sans exception. Une sorte de caste de la toute-puissance et un avantage décisif sur le téméraire qui se risquerait à leur chercher des noises. D’ailleurs, la droite sera étonnamment discrète et courtoise, dès le début de l’affaire Cahuzac -Guéant, Woerth, Carrez ou Copé montant même au créneau pour saluer l’intégrité de l’individu et pour défendre sa présomption d’innocence, voire son innocence tout court.
Cahuzac contre Tapie
Étonnamment, c’est le mot, quand on sait que Jérôme Cahuzac s’était élevé avec force contre l’arbitrage entre Bernard Tapie, ami de Nicolas Sarkozy et de Claude Guéant, et le Crédit lyonnais. En effet, dans un rapport rendu public il y a deux ans, quasiment jour pour jour, Jérôme Cahuzac avait dénoncé une justice d’exception et mis en exergue le fait que l'ex-patron d’Adidas aurait bénéficié d'un ajout de la mention "préjudice moral" dans le compromis d'arbitrage. A l’appui de sa démonstration, il avait repris les deux versions : "La rédaction "En leur qualité de liquidateurs des époux Tapie, les parties B limitent le montant de l'ensemble de leurs demandes d'indemnisation à 50 millions d'euros" a été remplacée par la rédaction suivante "En leur qualité de liquidateurs des époux Tapie, les parties B limitent le montant de l'ensemble de leurs demandes d'indemnisation d'un préjudice moral à 50 millions d'euros", avait-il écrit.JérômeCahuzac avait évoqué, avec ce possible ajout, "une modification substantielle des conditions du compromis (...) dans un sens qui se révélera très favorable aux époux Tapie et très coûteuse pour les finances publiques : jamais l'indemnisation d'un préjudice moral n'a été fixée à ce niveau-là (45 millions d'euros)".
Les comptes suisses des Bettencourt
"L’oligarchie" évoquée par Edwy Plenel s’est-elle finalement mise d’accord après neutralisation des deux camps ? C’est la thèse de plusieurs banquiers d’affaires suisses et d’avocats spécialisés que nous avons pu contacter. "Vous savez, comme à Bercy certains peuvent consulter les dossiers fiscaux de vos ressortissants, nous, nous pouvons suivre sur écran en temps réel les transactions, y compris jusqu’à Singapour. Et puis oui, il y a désormais l’entraide entre nos deux pays, ce n’est pas la première fois. Le fait que la justice française ouvre une information pour blanchiment de fraude fiscale est une première étape, cela signifie qu’elle a déjà d’excellents renseignements. Il faut de toute façon que les renseignements soient de premier ordre, sans quoi il est quasiment impossible de remonter jusqu’à une personne physique".
Affaires Tapie, Karachi, Kadhafi… la justice se rapprochait peu à peu de Nicolas Sarkozy. Elle aura finalement emprunté une porte étroite, en créant la surprise par la mise en examen de l’ancien chef de l’État dans l'affaire Bettencourt, pour "abus de faiblesse". Le juge Gentil, peu convaincu par les précédentes déclarations de M. Sarkozy, a fait procéder à différentes auditions et confrontations d'anciens employés des Bettencourt qui ont mis à mal la position de l'ancien chef de l'État. Par ailleurs, le juge a mis en rapport les visites de Nicolas Sarkozy chez les Bettencourt avec des mouvements de fonds suspects, mettant à jour tout un schéma de financement occulte : sept virements au total, opérés à partir des comptes suisses du couple Bettencourt, entre 2007 et 2009, pour une somme totale de 4 millions d'euros, ayant transité par l'intermédiaire d’organismes de compensation. Le juge Gentil dispose des reçus et des déclarations de l'intermédiaire qui allait retirer les sommes en liquide : cinq fois 400 000 euros et deux fois un million. Particulièrement visés, les retraits effectués en février et avril 2007, en pleine campagne présidentielle.
"Nul ne saura remettre en cause votre intégrité"
Ce qui trouble, dans les affaires Sarkozy et Cahuzac, c’est le nombre de similitudes et de points d’achoppement : proximité avec les laboratoires pharmaceutiques, passage à Bercy, présumés financements via des comptes suisses, jusqu’au soutien, contre toute attente, du décidément incontournable Bernard Tapie, alors même que Jérôme Cahuzac a réclamé la saisine de la Cour de Justice de la République dans l’arbitrage le concernant. En effet, d’après nos confrères du Nouvel Obs, l’ex-homme d’affaires lui aurait envoyé un texto au moment de sa démission : "Nul ne saura remettre en cause votre intégrité". Ce n’est pas tant le fait que ce texto ait ostensiblement fuité qu’il faille retenir, tant la présomption d’innocence, le secret bancaire ou le respect de la vie privée sont des notions fluctuantes pour nos hommes politiques, de tout temps instrumentalisées à leur profit comme autant d’armes de communication. Non, ce qui surprend c’est le temps utilisé, assez peu commun dans cette formule généralement figée : "nul ne saura" et pas "nul ne saurait", ce qui sonne comme un avertissement vaguement bravache. Avertissement à qui et pourquoi ? Nous le saurons peut-être un jour.
Une seule affaire, de multiples entrées ?
Un détail ? Peut-être. Mais Nicolas Sarkozy lui-même n’avait-il pas précédemment affirmé au juge d’instruction, à propos de sa visite du 24 février 2007 au couple Bettencourt, avoir seulement rencontré André ? "Je ne suis pas venu "les" voir mais je suis venu "le" voir", avait-il insisté. Il aurait en fait vu Liliane, et ce à plusieurs reprises, comme en attestent notamment les déclarations concordantes du personnel. Le magistrat instruisant des faits d'"abus de faiblesse", ces derniers ne pouvaient avoir été commis à l'encontre de M. Bettencourt. "Saura", "saurait", "le", "les"… C’est à ce genre de détail que les juges d’instruction -que M. Sarkozy voulait supprimer- décident de l’opportunité d’une mise en examen. Quand on se trompe, ce n’est parfois que d’une lettre. Tuttle, Buttle, il y a du Brazil dans ces histoires… Quant à la Suisse, quand on se trompe, c’est au moins d’un zéro. La tâche des magistrats s’annonce longue et difficile. Dans l’une et l’autre affaire. À moins qu’au final, il n’y ait fusion, comme on dit justement dans les affaires.
On a déjà droit, et depuis longtemps,au 'il est présumé innocent'. A cet égard, il convient d'opérer une rectification : être présumé innocent, ce n'est pas être considéré comme innocent, contrairement à ce que les politiques et certains médias font croire. La différence pourra paraître étrange aux profanes. La présomption d'innocence est une sorte de présomption réfragable, comme l'on dirait en droit : elle tombe si des éléments la détruisent.
Autrement dit, être présumé innocent, ce n'est absolument pas devoir être considéré comme innocent a priori et définitivement. Ce n'est pas non plus être 'jugé' innocent, comme je l'ai entendu lors d'un débat. Pour le reste, les politiques évitent soigneusement de relever tous les mensonges que nous a servis monsieur Cahuzac : sur son voyage en Suisse, par exemple.
Parmi ces mensonges : l'affirmation selon laquelle ce voyage aurait été effectué dans un cadre parlementaire. Monsieur Cahuzac n'a jamais fourni les preuves de cela, qu'il avait pourtant promises à Mediapart, lequel site a vérifié de son côté et pu établir, semble-t-il, que ce voyage n'avait rien à voir avec le parlement. C'est le genre de fait que les télés, les radios et les journaux se gardent bien de rappeler.
Si j'étais à la tête d'un organe de presse, je ferais une chose très simple : je listerais toutes les questions auxquelles Cahuzac n'a pas répondu de façon satisfaisante. Je les lui poserais à nouveau, par écrit, en demandant des réponses écrites; et je publierais ses réponses; en cas de non-réponse, je publierais la question avec un blanc à la place de la réponse. Et puis je soumettrais les réponses (si tant est qu'il en fournisse) à un examen un tant soit peu sérieux.
La vérité, c'est que monsieur Cahuzac s'est contenté de répéter qu'il était innocent. Un peu juste ... Maintenant, on peut parier que l'argent n'est déjà plus à Singapour. On a beaucoup demandé s'il aurait dû démissionner plus tôt; on a soigneusement évité de relever que, les trois mois qu'il a gagnés, il a pu les utiliser pour brouiller les pistes encore un peu plus et délocaliser à nouveau ses comptes.
Il avait intérêt à rester au Budget, puisque cela lui donnait des moyens énormes. Au vu de votre article, on pourrait même ajouter que cela lui permettait de se constituer un dossier personnel avec toutes les casseroles que se traînent les autres, et auxquelles, si je vous suis, il avait accès, d'où la possibilité ensuite d'exercer des pressions sur ceux qui lui auraient cherché noise. Il aurait eu tort de quitter un poste aussi stratégique, une aubaine pour sauver sa peau.
Dernier point (il y aurait tant à dire), que personne, à ma connaissance, n'a relevé : le fameux document remis par les autorités suisses, et qui, soi-disant innocentait Cahuzac, on nous dit maintenant qu'il ne vaut rien. On ne semble pas se rendre compte des implications : car, ce document, Moscovici et Bartolone, pour ne citer qu'eux, l'ont présenté comme la preuve de l'innocence de Cahuzac (et, là, ils ne pinaillaient plus :
on n'a pas le droit de dire qu'il est coupable, car sinon on nous parle de présomption d'innocence, mais eux, à ce moment, évoquaient une certitude d'innocence). Or, si ce document ne vaut vraiment rien, comme on le dit maintenant, Moscovici (ministre des Finances) et Bartolone ont menti. Personne ne le leur fait remarquer, et personne n'en tire les conséquences : eux aussi devraient démissionner, maintenant, sans attendre l'issue de l'instruction, car leur affirmation serait donc mensongère.
Juste un dernier mot : de toute manière, un type condamné pour avoir employé une immigrée au black, n'aurait jamais dû se retrouver à la commission des Finances, ni même au parlement, et a fortiori au gouvernement, ni comme ministre des broutilles ni, évidemment, comme ministre du Budget, prétendant lutter contre la fraude fiscale. Il n'aurait jamais dû démissionner parce qu'il n'aurait jamais dû se trouver là où on l'a mis.
Mais, après tout, monsieur Hollande ne s'octroyait-il pas des scores fantaisistes aux élections internes au PS, comme l'a avoué Mélenchon ? Si bien qu'il n'aurait jamais dû se retrouver n°1 du PS, candidat du PS aux présidentielles, enfin président. Est-ce qu'un organe de presse, d'ailleurs, a cherché à vérifier si les primaires socialistes n'avaient pas été entachées d'irrégularités ? Ce ne serait pas du tout impossible. Alors, Cahuzac ministre du Budget ...
tout à fait d'accord tant avec l'article que les commentaires qui suiventNous sommes dans une république bananière, largement reconnue comme étant dans le peloton de tête européen de la corruption et il faudrait que l'on soit respectueux des Elus et que l'on se déplace pour donner notre voix qu'ils confisquent pour s'octroyer les pouvoirs de se voter des lois pour eux mêmes, en catimini, sous prétexte de ne pas être perturbés dans l'exécution de la démocratie (à leur manière)