Le confinement de la culture se prolongeant sans perspectives, Julien Poncet, directeur de la Comédie-Odéon, alterne entre envie d’ouverture clandestine et résignation. Il redoute que cette pause forcée sonne le glas du spectacle vivant et en appelle à une révolution culturelle d’un théâtre qui se meurt de son entre-soi. Il est la "grande gueule" du prochain numéro de Lyon Capitale.
Lyon Capitale : Êtes-vous une grande gueule ? Julien Poncet : On me considère comme une grande gueule, mais je n’ai pas d’avis sur la question. J’ai souvent pris la parole au cours de cette période où il fallait le faire. Dans mon secteur professionnel, j’ai tendance à m’exprimer. J’aime le débat et échanger avec des personnes avec lesquelles je ne partage pas les mêmes points de vue. Aujourd’hui, derrière le terme “grande gueule”, on glorifie des gens qui s’expriment de façon décomplexée. Pour moi, une grande gueule c’est plutôt quelqu’un qui défend ses opinions sans forcément être démagogique, qui apporte des choses nouvelles dans le débat et qui a une parole utile. Être une grande gueule, ce n’est pas être en roue libre dans son expression. Cela demande de la préparation et pas seulement être celui qui crie le plus fort, comme on le voit sur les réseaux sociaux ou dans les talk-shows. Comment vivez-vous d’être considéré comme “non essentiel” depuis presque un an ? Il y a un vrai problème de vocabulaire avec ce terme d’essentiel qui était blessant et inexact. La situation sanitaire a conduit à ce que nous, acteurs de la culture, soyons réduits à être fermés, mais est-ce que pour autant nous ne sommes pas essentiels ? Je n’en sais rien. Aujourd’hui, nous sommes obligés de nous interroger sur notre utilité. Est-ce que ce que l’on produit a le sens que nous prétendons ? Nous, théâtres privés, dépendons de nos spectateurs et avons la préoccupation de savoir si nous restons ancrés dans leur crâne comme utiles et essentiels. Reviendront-ils ? Je n’ai pas vu de manifestations de spectateurs, de gens qui s’enchaînent aux grilles du ministère de la Culture ou de Matignon en disant rouvrez les théâtres, car on n’en peut plus. C’est une réalité qui en reflète une autre : 20 % de la population assiste à des spectacles vivants et parmi eux il n’y en a que 4 % qui le font régulièrement. Au collège ou au lycée, 100 % des élèves sont passés par nos salles. Cela montre bien qu’il y a une catastrophe industrielle dans l’accroche au théâtre."À la réouverture, je pense que les salles de cinéma et de concert vont dégueuler de monde"
Est-ce une réflexion que vous aviez avant la Covid-19 et votre disette imposée ? Je l’avais déjà, mais elle est devenue saillante. Nous expérimentons un temps de vie inédit sans que l’on puisse s’exprimer auprès de nos spectateurs. Au début, ils nous ont manifesté leur soutien. Avec le temps, le lien se distend. L’attitude des spectateurs a changé. Après le dernier stop-and-go de décembre, ils ont commencé à nous demander le remboursement des spectacles reportés ou annulés. Je ne sais pas s’ils ont envie de revenir dans un lieu clos. Ce que nous vivons nous impose de réintéresser les gens à la reprise, d’aller chercher des spectateurs hors de nos murs, d’inciter à la pratique du théâtre. Nous pourrions changer nos modes de gouvernance pour laisser plus de place aux spectateurs au sein des institutions, sur la programmation ou les thèmes abordés. Pendant un moment, je me disais que l’on reprendrait comme avant. Comme nous n’avons plus de perspectives, je me dis que c’est l’occasion de sortir de nouveaux projets. L’idée c’est de ne plus jamais se retrouver dans cette situation où les pouvoirs publics ont pu fermer nos portes. Il faut que l’on ait une place plus centrale dans la vie des citoyens, que l’on soit un lieu d’éducation. Nous parlons beaucoup de santé mentale et je crois que nous avons un rôle à jouer dans l’équilibre psychique des gens. Pour ça, nous ne devons pas négliger la conquête de nouveaux publics. Nous sommes dans un entre-soi et je le vois au travers des vidéos que l’on poste parfois sur les réseaux sociaux. Quelques spectateurs assistent à une répétition. Cette image qui est renvoyée m’inquiète. Beaucoup trop de gens ne se sentent pas légitimes à aller au théâtre. Ce théâtre d’après, à quoi doit-il ressembler ? C’est une réflexion sur laquelle je travaillais déjà : proposer un théâtre populaire, dont les gens ne se lassent pas. Comme je ne vis que des recettes de billetterie, la question du remplissage et de la satisfaction, je me la pose déjà. Je veux qu’après avoir assisté à une représentation les gens en parlent le lendemain matin à la machine à café et incitent leurs collègues à venir. Alexis Michalik remplit des salles en veillant à ce que ses textes aient une rythmique plus moderne. Ses formats sont plus courts. Il chasse l’ennui. Les gens se sont habitués aux séries. On peut faire du théâtre populaire sans monter des pièces de boulevard. Dans la peau de Cyrano aborde le deuil par la comédie et a été joué plus de 900 fois en tournée. Le spectacle dure 1 heure 15 et les gens en ressortent transcendés. Nous essayons de coller aux attentes du public sur la forme. Sur les sujets que nous abordons, nous gardons la même liberté. À titre personnel, ce qui m’importe, ce n’est pas tant de faire une comédie ou un drame, mais de ne pas faire quelque chose de convenu. C’est excitant de flirter avec les limites.
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