Victimes de leur succès, les cantines lyonnaises débordent. Insuffisance cruelle de places, cuisine centrale saturée et surtout manque de personnel qualifié pour s’occuper des enfants, parfois livrés à eux-mêmes : à l’aune du passage à la semaine de 4 jours et demi (à la rentrée 2014), le service public de restauration scolaire de la deuxième ville de France se détériore de manière inquiétante.
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En France, près de 3 millions d’enfants, de la petite section au CM2, déjeunent chaque jour à la cantine. Un sur deux. À Lyon, ils sont quasiment 22.000. Un ratio historique de sept écoliers sur dix. Depuis plusieurs mois, les cantines de Lyon ont atteint leur taille critique, au-delà de laquelle le service public ne peut plus être assuré en termes de qualité, de sécurité et d’hygiène.
Grèves récurrentes
À quatre reprises, en octobre et en novembre derniers, les syndicats ont tiré la sonnette d’alarme. Des grèves suivies dans presque la moitié des 130 cantines scolaires de la ville ont fortement perturbé la machine, déjà bien branlante, contraignant les parents à trouver des plans B pour faire manger leurs enfants. Cette situation pas toujours évidente a fortement déplu aux parents d’élèves, qui n’ont eu aucune explication sur la raison de ces fermetures de cantines. Dans un courrier envoyé aux familles entre les grèves, la mairie a néanmoins reconnu être dans une “démarche d’amélioration des conditions de travail de ses personnels”, admettant de fait que ces dernières n’étaient pas, ou du moins plus, adaptées au système de restauration actuel, complètement à bout de souffle. Le souvenir des trois semaines de grève de la rentrée scolaire 2010, et la paralysie alors complète du service de restauration scolaire, est bien ancré dans les mémoires. Déjà, à l’époque, les syndicats des personnels de cantine dénonçaient leurs conditions de travail.
Surpopulation scolaire
Car c’est bien là que le bât blesse. Depuis l’année dernière, 1.200 enfants supplémentaires goûtent aux joies de la cantine (+4.000/2009, +5.500/2007). Et ce alors que la population scolaire promet encore d’augmenter dans les années à venir. De 33.500 enfants scolarisés à Lyon en 2010-2011, on passera à 35.000 en 2013-2014. Au moins 75% déjeuneront à la cantine.
Si la cantine tourne à plein régime, au-delà de considérations purement gustatives, c’est aussi dû au contexte économique. Analyse de Gérard Collomb* : “La crise ne se passe pas tant dans les familles les plus pauvres que dans les familles moyennes. Par exemple, les femmes qui étaient à temps partiel reprennent un plein temps, celles qui avaient un congé parental long reprennent un plein temps. Elles le font car elles ont besoin de ce salaire-là.” Du coup elles mettent leurs enfants, plus souvent, à la cantine.
Encadrement insuffisant
Or, le nombre d’Atsem – agents en charge de la propreté des locaux et du matériel, de l’accueil et de la surveillance des enfants, notamment lors de la pause de midi – n’a pas augmenté en conséquence. Au point que la mairie se retrouve hors la loi : en classes maternelles (petite, moyenne et grande section), le principe veut qu’un Atsem gère 12 élèves, un pour 24 en élémentaire (du CP au CM2).
Dans les faits, selon les syndicats, il faut ajouter entre 6 et 10 enfants selon les écoles. “Avec 10, 12 enfants, c’est satisfaisant, on arrive à les encadrer correctement, dans le calme et l’écoute, explique un Atsem, anonyme car lié par une obligation de réserve. Au-delà, les enfants sont plus dissipés. C’est plus bruyant, donc plus fatigant pour nous, mais aussi pour eux. Ils sont petits... Surtout lors de la pause méridienne [11h30-13h30, NdlR] où ils sont surexcités. D’abord, c’est stressant, mais surtout, au point de vue de la sécurité, ça devient limite. Pour vous dire, je me suis retrouvé, à deux reprises, avec 50 enfants sur les bras, accompagné de deux vacataires de 18 ans qui venaient pour la première fois. Si les parents savaient ça...” Et Dominique Bolliet, adjoint en charge des ressources humaines de la mairie de Lyon, d’admettre qu’“il y a un vrai problème d’usure professionnelle dans nos écoles”.
Mairie cherche vacataires
“Vous êtes étudiant, retraité, sans emploi... mobile et disponible tous les jours (sauf mercredi) de 11h20 à 13h20... La Ville de Lyon recrute du personnel pour servir les repas et encadrer les enfants dans les restaurants scolaires.” L’annonce est parue dans le magazine municipal, Lyon Citoyen, en octobre dernier. Car, faute d’embaucher des titulaires en nombre suffisant, la Ville opte régulièrement pour des vacataires, non-titulaires qui viennent assister les Atsem pendant les repas. “Le problème de la restauration scolaire, c’est les horaires : quatre fois 2 heures, défend Yves Fournel, adjoint à l’éducation et à la petite enfance. Or, on ne recrute pas pour 8 heures par semaine, sinon le reste du temps les titulaires se tournent les pouces. En définitive, on n’a pas d’autre solution.”
Ainsi, chaque jour, à côté des 1.200 titulaires, les cantines emploient 650 vacataires, sans aucune formation (encadrement, secourisme, etc.) ni contrat de travail, et appelés le matin pour 2 heures de travail à 9 euros bruts de l’heure. “C’est malheureux, car ils sont précaires et pour la plupart ignorants du monde de l’enfance. Mais, ces vacataires, on en a toujours besoin, explique Fabienne Pedoux, secrétaire générale de l’Unsa Ville de Lyon. Car, même si tous les agents sont dans l’école, il manque toujours du monde.” Même son de cloche à la CGT, majoritaire à Lyon, pourtant pas bien copine avec ses homologues : “Les vacataires devraient être utilisés comme une variable d’ajustement, ils sont devenus aujourd’hui un véritable système de fonctionnement.”
Fréquentation : + 5 %/an
Le système de restauration, d’un point de vue purement technique, a atteint ses limites, son seuil critique. La cuisine centrale de Perrache, construite en 1987 par la société Hexagone, une filiale d’Elior, est aujourd’hui saturée. À bout de souffle. L’avenant signé l’année dernière au contrat d’Avenance Enseignement, le délégataire de la restauration scolaire lyonnaise (lire Cantines : le marché de la Ville de Lyon), qui prévoyait la fourniture de 1.500 repas en plus, a porté les capacités de production à leur maximum. 22.000 repas par jour, c’est mathématiquement le plafond.
Deuxième raison, la phase 2 de la ZAC Confluence implique la démolition des bâtiments, obsolètes, envisagée pour la fin 2014. En septembre 2014, la cuisine centrale de Lyon-Perrache déménagera donc dans l’ancien centre de production alimentaire de l’armée de terre (quartier Ostérode), à Rillieux-la-Pape. Un bâtiment de 2.120 mètres carrés qui sera agrandi de 900 mètres carrés, de manière à pouvoir produire 35.000 repas par jour. Coût du transfert : 13 millions d’euros. Comme à Perrache, ce sera une cuisine en liaison froide, c’est-à-dire spécialisée dans la préparation de plats rapidement refroidis, conservés peu de temps en chambre froide et livrés en camionnettes réfrigérées pour être réchauffés juste avant leur consommation. Ce qui fait dire à Philippe Durrèche, consultant auprès des collectivités, que “de manière générale, on mange plutôt mal dans les très grandes collectivités, où les plats, déjà préparés avec les produits industriels, sont livrés en barquettes par “liaison froide” dans chaque établissement”. Point noir : la situation géographique excentrée de cette future cuisine centrale, dont certaines cantines se trouveront à 15 kilomètres.
Self... contrôle
Pour faire face à l’augmentation régulière de la fréquentation des cantines – à effectifs quasi constants –, la mairie a trouvé la parade : le self-service. Car “le problème n’est pas d’embaucher, c’est un problème de place”, expliquait déjà, en 2010, Gérard Collomb au micro de RMC. “Ce genre de service permet plus d’effectuer plusieurs services, renchérit Yves Fournel, son adjoint à la petite enfance. Les rotations sont plus rapides” que dans les cantines traditionnelles, où celles-ci s’effectuent pour le groupe entier. Le self permet ainsi de gagner 30 à 40 places.
“De l’avis des professionnels de la restauration scolaire, le self en îlots n’est absolument pas adapté pour les petits, fulmine Richard Delauzun, de la CGT. Depuis qu’il y a des selfs à Lyon, de plus en plus d’agents vont à la case médecine. Pourquoi ? Car le nombre de déchets augmente, donc les conteneurs sont plus lourds” (lire Cantines : À Lyon, 1/3 des repas est jeté tous les jours). Preuve à l’appui, les Atsem représentent aujourd’hui à eux seuls 45% des accidents de travail du pôle Éducation de la ville.
“Les enfants ne mangent plus, ils avalent”
“Le problème se pose d’autant plus qu’il y a de plus en plus de très petits qui sont scolarisés. On ne peut pas concevoir de les laisser en autonomie, explique Catherine Chaize, ancienne institutrice, aujourd’hui déléguée CFTC à la Ville de Lyon. Les selfs, c’est bien, mais il faut de l’humain en face. On en revient toujours au manque de personnel. C’est un peu le serpent qui se mord la queue.” Sans compter que les écoliers, une fois leur repas terminé, laissent leur place à leurs copains et vont prendre l’air dans la cour de récréation. “Qui les surveille ?” s’interrogent les Atsem. D’après les acteurs de terrain – Atsem mais aussi responsables de cantine – que nous avons rencontrés, avec le système de self “les enfants ne mangent plus, ils avalent”, “on n’a plus le temps ni de bras suffisants pour leur apprendre à tout manger, pour les initier au goût des aliments.” Or, de l’avis de tous, le déjeuner des écoliers doit être un “temps pédagogique”. L’éducation au goût a entièrement vocation à faire partie de ce temps.
Aujourd’hui, essentiellement en raison de l’aménagement des self-services, le temps passé dans les cantines a notablement diminué. Une récente étude de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) pointe du doigt le fait que “seuls 8% des établissements de l’Éducation nationale suivent la circulaire qui recommande au moins 30 minutes pour ce déjeuner” et qu’“entre 16 et 30 minutes [sont consacrées au repas] dans plus de 3 établissements sur 4”.
Pas sûr que pour les 22.000 têtes blondes qui déjeunent chaque jour à l’école à Lyon (27.000 avec celles qui n’y vont qu’une fois par semaine), la “cantoche” soit un vrai moment de plaisir. Pour le personnel, les cantines lyonnaises commencent à ressembler à un purgatoire.
* Sur les ondes de RMC, en octobre 2010.
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Cet article est extrait du dossier paru dans Lyon Capitale n°718 (janvier 2013).