L’intenable posture morale de la majorité

Toutes les lois du monde, déclarations sur l’honneur et hautes autorités en tout genre, n’empêcheront pas, a priori, le mensonge et la fraude. Comme l’affirmait récemment le député Thierry Braillard (PRG) dans Lyon Capitale, "le plus important, c'est de savoir si la façon avec laquelle on s'est construit ce patrimoine est honnête ou malhonnête, pas le patrimoine lui-même."

C’est bien en aval qu’il faut renforcer le dispositif et, de ce point de vue, la question de l’allongement du délai de prescription n’est toujours pas abordée par la majorité. Or, ce serait la seule arme efficace, dans le cadre d'une justice vraiment indépendante. En effet, le délai de prescription pour financement politique illégal n’excède pas trois ans, ce qui est bien trop court pour le temps judiciaire, eu égard, notamment, au caractère international et complexe des ramifications qui s’y rapportent.

Le problème n’est pas tant celui des comptes que des corrupteurs qui les alimentent -et il s’agit bien ici de la question du financement des principaux partis politiques et candidats par l’industrie pharmaceutique, par les grandes entreprises de travaux publics, des secteurs de l’énergie ou du luxe, quand il ne s’agit pas d'intermédiaires de l’armement- de façon plus ou moins directe en espèces sonnantes et trébuchantes, ou indirecte, par le biais d’un système sophistiqué d’emplois fictifs, d’avantages en nature, de faux colloques, de fausses associations et de micro-partis pas vraiment vitaux pour la démocratie. Le problème est systémique, connu, et ne saurait concerner que quelques individus épars pris la main dans le sac de nœuds helvético-singapourien.

"Nul besoin d’une note de la DCRI"

Si ce n’est pas "tous pourris", ce devrait être, a minima, "tous concernés". La position de Jérôme Cahuzac était intenable, bien entendu il devait démissionner… et ne devrait certes pas chercher à revenir à l’Assemblée, tant il est aujourd'hui le symbole de la duplicité. Mais comment croire que nul, dans le monde politique, n’a jamais douté un instant de sa parole -et jusqu’aux aveux de Jérôme Cahuzac, la droite n’était pas la dernière à le soutenir et à taper sur Mediapart- alors que, de l’aveu même d’un conseiller ministériel résumé hier dans Les Inrocks, "Quiconque avait une seule fois entendu la voix de M. Cahuzac ne pouvait douter. […] Dans les couloirs du pouvoir, il suffisait d’ouvrir les oreilles. Nul besoin d’une note de la DCRI".

Que s’est-il donc passé durant ces quatre mois, de décembre 2012 à mars 2013 ? Le pouvoir s’est-il secrètement organisé en laissant sciemment Jérôme Cahuzac s’enfoncer dans le mensonge, pour le lâcher au dernier moment, quand il n'était plus possible de procéder autrement ? Dans quel but et comment ? Y aurait-il beaucoup plus à cacher ? Quid des 15 millions d’euros évoqués avec insistance par de nombreux acteurs suisses ? Ces millions ont-ils existé et, dans l’affirmative, où sont-ils aujourd’hui ? Ces questions sont taraudantes et on ne peut s’empêcher de continuer à les formuler, "les yeux dans les yeux", tant les réponses du président de la République, du Premier ministre et du ministre de l’Économie sont, sur le sujet, étonnamment légères, peu argumentées et peu convaincantes.

L'homme qui en savait trop

Tous ceux qui s’intéressent à la politique et en connaissent un peu les arcanes, savent que les financements illégaux sont encore légion, qu’ils sont transversaux et à ce titre, voir et entendre des élus de premier plan et des chefs de partis faire mine de découvrir cette réalité est un spectacle assez curieux, qui s’apparente à la commedia dell’arte. Quant à Jérôme Cahuzac, il était bien connu à Bercy, à l’époque où il était parlementaire, pour embarquer des cartons remplis de dossiers fiscaux afin d’étudier ceux-ci en détail, un privilège rarissime, partagé par les présidents de la commission des Finances de l’Assemblée nationale (l’ancien poste de Jérôme Cahuzac, donc) et du Sénat, par les rapporteurs du Budget et le ministre lui-même. Imaginons un seul instant que quelques-unes des informations explosives desdits dossiers sortent dans la presse –dépit, vengeance, volonté de ne pas porter le chapeau de l’infamie tout seul- cette fois c’en serait bien fini du quinquennat de M. Hollande, qui est déjà à moitié brisé.

Ajoutons qu’on éprouve également un certain malaise à la lecture des différents communiqués officiels. Du PS d’abord, qui rappelons-le, a coopté à sa tête Harlem Désir, que les condamnations passées –il était salarié fictif d’une association lilloise alors qu’il présidait SOS Racisme- auraient dû inciter à un minimum de retenue. Un PS dont M. Hollande fut également premier secrétaire durant onze longues années, du 27 novembre 1997 au 26 novembre 2008, et qu'il connaît par conséquent de la cave au grenier.

"Le Bureau national prononce son exclusion du Parti socialiste, peut-on lire ainsi dans le communiqué socialiste. Au regard de ses actes inacceptables pour un élu de la République et un membre du gouvernement, la détention de compte dissimulé à l'étranger pour frauder le fisc, et de ses mensonges au président de la République, à la représentation nationale et aux Français, Jérôme Cahuzac a porté gravement préjudice au Parti socialiste, et à ses principes", conclut le texte. "Il ne peut pas revenir dans cette Assemblée devant laquelle il a menti de façon aussi effrontée, aussi cynique", a cru bon devoir ajouter Harlem Désir sur i-Télé, en s’érigeant en véritable père la morale.

Quelle indépendance pour le parquet ?

Le Grand Orient de France n’est pas en reste, qui a annoncé le 4 avril, "avoir saisi en urgence son instance de justice interne" pour suspendre l'ex-ministre du Budget. La première obédience maçonnique française explique que "l'éventuelle condamnation de Jérôme Cahuzac entraînerait de facto" son exclusion. Une réaction préventive pour tout dire assez "minable", pour reprendre un mot de circonstance de Jean-Marc Ayrault, qui s’apparente à la nouvelle condamnation publique d’un homme avant même son jugement par les instances concernées, tout en nourrissant sans y réfléchir la détestable théorie du complot maçonnique.

Que Jérôme Cahuzac ait fauté et qu’il ait été extrêmement arrogant, nul ne le conteste. Mais il faut maintenant que chacun balaie devant sa porte et cesse d’accabler un seul homme. Cette affaire doit inciter le monde politique dans son ensemble à enfin réaliser son aggiornamento. Or, comme l’a rappelé Sophie Combes, secrétaire nationale du bureau du Syndicat de la magistrature dans un entretien à France 24, "François Hollande n’apporte aucune avancée en proposant un parquet financier", puisque la France est déjà dotée d’un appareil judiciaire compétent dans le domaine de la lutte contre la délinquance financière, avec notamment l’existence des Juridictions interrégionales spécialisées (JIRS). De plus, la centralisation des enquêtes remises entre les mains d’un procureur, nommé par la Garde des Sceaux, dont la garde rapprochée est elle-même en grave conflit d’intérêts (ici), ne garantit pas l’indépendance du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif.

Les filtres successifs

Auditionné le 22 mai 2012 au Sénat par la Commission d’enquête Évasion des capitaux (ici), Éric de Montgolfier, procureur près la cour d’appel de Bourges, relevait déjà : "La fraude fiscale proprement dite - c'est la volonté du législateur - n'est pas directement accessible au ministère public. Elle fait partie de ces contentieux dont l'autorité judiciaire n'est pas écartée mais dans lesquels elle n'a pas vocation à prendre des initiatives. (…) Compte tenu du temps que prennent les filtres successifs - la volonté du ministre, la Commission des infractions fiscales - puis la mise en forme des dossiers et leur transmission à l'autorité judiciaire, en l'espèce au ministère public, il n'est pas rare de recevoir les dossiers quinze jours avant la prescription de l'action publique, voire la veille, c'est-à-dire quatre ans après la commission des faits."

Si l’arsenal législatif français est assez bien doté, la justice doit surtout pouvoir travailler dans la sérénité, de façon vraiment indépendante et avec des délais de prescription fortement allongés. Tout le reste -déclarations de patrimoines, d'intérêt et sur l'honneur, Haute autorité succédant à la Commission de transparence, kayaks écolos d’Éva Joly et 4 L polluante de Cécile Duflot- est au mieux un gadget, au pire le début d’un monde fascisant à la Big Brother, le tout au nom de la morale. Un patrimoine jugé trop maigre, ou à l’inverse un patrimoine jugé trop important, loin de dissiper le doute, seront de nature à jeter une suspicion supplémentaire sur tout et sur tous. De même, il ne s’agit pas de donner des leçons à la terre entière en prétendant "éradiquer les paradis fiscaux", ce qui est grotesque à l’échelle de la France, mais déjà d’aller au bout de la séparation des pouvoirs. Car avant de tirer fort, il faut être capable de viser juste.

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