Les abattoires de Corbas © Tim Douet

L214 : les Lyonnais qui font trembler la filière viande

Mais qui se cache derrière ce numéro énigmatique qui, depuis un petit local de la Guillotière, fait trembler le ministre de l'agriculture et l'ensemble de la filière carnée du pays ?

Article paru dans le numéro de Lyon Capitale n° 757 de juillet-août 2016

Les vidéos chocs tournées en caméra cachée par l'association L214 dans plusieurs abattoirs français ont suscité un buzz et une vague d'indignation sans précédent dans l'opinion publique. À l'origine de l'ouverture d'une quinzaine d'enquêtes administratives et judiciaires, les images révélant des actes de cruauté animales ont également conduit à la création d'une commission d'enquête parlementaire, dont les travaux sont en cours. Mais qui se cache derrière ce numéro énigmatique qui, depuis un petit local de la Guillotière, fait trembler le ministre de l'agriculture et l'ensemble de la filière carnée du pays ?

« Vous aimez les lapins... Mangez des carottes ! ». Pas de nom. Juste une affiche collée sur une devanture vitrée un peu poussiéreuse, derrière laquelle se dresse une étagère bancale débordant de tee-shirts, de cartons, de brochures et de prospectus. Dans l'exigu capharnaüm, cinq femmes s'affairent à mettre sous enveloppe L214 Mag #18, le bulletin de l'association distribué aux sympathisants. « Il y a eu beaucoup d'adhésions ? » demande l'une d'elles. « J'ai mis deux jours à tout traiter... » répond une autre. Entre fin mars et mi juin, L214 s'est enrichi de 4 500 adhérents supplémentaires. Ils sont aujourd'hui plus de 16 500 à jour de cotisation, nous dit-on.


« Ça sonnait bien de prendre le nom d'un article de loi, comme L627, le film de Tavernier qui est aussi un article sur le trafic de stupéfiants. »


La vidéo postée fin mars sur les réseaux sociaux et montrant des pratiques d'abattage choquantes de bovins, de veaux et d'agneaux de lait - des animaux de moins de 45 jours, pas encore sevrés - dans l'abattoir de Mauléon-Licharre (Pyrénées-Atlantiques), au coeur du Pays basque, a été vue 1,1 million de fois. On y voit des animaux frappés, mal ou pas étourdis avant leur mise à mort, parfois conscients lors de leur saignée voire découpés à vif. Un mois avant, les images de moutons et de cochons à l'abattoir de Vigan (Gard) avait été visionnée 2 millions de fois et celles d'Alès (Gard), sur des chevaux, cinq mois plus tôt, 2,4 millions de fois. Et deux mots qui reviennent à chaque fois dans les milliers de commentaires qui accompagnent les vidéos : indignation et dégoût.« Je conçois que l’on puisse être choqué en pénétrant dans un abattoir, puisque c’est un lieu de mise à mort, et que nos modes de vie modernes nous ont éloignés – les citadins en particulier – de cette réalité paysanne ».

Les abattoires de Corbas © Tim Douet


L'ONG environnementale la plus « likée » de France

La proximité géographique de l'association de défense des animaux avec le Bistrot des Maquignons, à quelques encolures plus loin, prêterait à sourire (un maquignon est un courtier en chevaux) si ses films clandestins à l'intérieur des abattoirs et des élevages industriels n'avaient pas provoqué la création d'une commission d'enquête parlementaire, l'ouverture de seize enquêtes judiciaires et administratives (en cours). L'exploitation avicole de la Gaec du Perrat, à Chaleins, dans l'Ain, dont l'état sanitaire déplorable avait été dévoilé fin mai par L214 (présence de mouches, de larves, de poux et accumulations de fientes dans le hangar des 196 000 poules pondeuses), a été mis en liquidation judiciaire mi-juin, privé de son plus gros client, la marque « Matines », leader du marché des œufs français. « On a une croissance continue et très forte. Notre audience monte en flèche, on réussit à toucher de plus en plus de monde » expliquent Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, co-fondateurs de L214. L'association emploie désormais dix sept salariés, peut compter à temps complet sur un informaticien, et dispose d'un budget de plus de 700 000 euros (constitué à 95% de dons). Et avec 520 000 abonnés à sa page Facebook, L214 est aujourd'hui l'une des organisations non gouvernementales de protection de l'environnement les plus « likées », devant Greenpeace France et WWF France, les historiques. Elle a même dépassé en notoriété Peta (Pour une éthique dans le droit des animaux), qui a diffusé dès les années 80 les premières videos chocs de cruauté envers les animaux. « Ils font beaucoup d'actions autour de na nudité, avec des mises en scène spectaculaires, explique L214. Nous, ce sont les animaux qu'on veut mettre en avant, sans artifices. » Quant à la comparaison avec WWF, l'association lyonnaise explique qu'en plus de leurs « posts quotidiens à la fois sérieux et rigolos » sur Internet, « WWF n'a pas fait de grosses enquêtes depuis des mois... ».

Pourtant, au début des années 2000, de l'aveu même de ses fondateurs, L214 était « inaudible ». Alors comment se fait-il qu'en quinze ans, L214 ait réussi à cannibaliser le devant de la scène médiatique et soit devenue la voix de la protection animale en France ?

« Je conçois que l’on puisse être choqué en pénétrant dans un abattoir, puisque c’est un lieu de mise à mort, et que nos modes de vie modernes nous ont éloignés – les citadins en particulier – de cette réalité paysanne »
Le sociologue Félix Jourdan (auteur du rapport « Abattage et bien-être animal »), lors de son audition devant la commission d'enquête parlementaire sur les conditions d'abattage dans les abattoirs français .

Mouvance libertaire anarchiste

Tout a commencé une dizaine d'années plus tôt, dans un petit village isolé de Haute-Loire. Brigitte Gothière et son compagnon Sébastien Arsac décident de ne plus manger de viande. « On a fini ce qu'il y avait dans le frigo en nous disant : « de toute façon, ces animaux-là ils sont morts ». On a mangé beaucoup d'omelettes les premiers temps et puis, petit à petit, on a arrêté de consommer tout produit d'origine animale » raconte Brigitte Gothière. « Un prolongement de notre engagement militant anti-chasse et anti-corrida » poursuit Sébastien Arsac. Un choix assez obscur (pour les habitants) dans un département où la moitié des terres est dédiée à l'élevage et dont l'une des AOC les plus notoires n'est autre que le fin gras du Mézenc, une viande de bœuf persillée très courue des restaurateurs. « C'est votre période hippie, ça va vous passer ! » pensent alors leurs parents et grands-parents... bouchers. Mais pour le jeune couple vegan, la démarche est « éthique ». « On s'est dit qu'il fallait militer. » Pas évident au beau milieu de l'Auvergne. En 1998, ils s'installent à Lyon. Elle comme professeure d'électricité lui comme professeur des écoles. Militantisme social et objection de conscience à l'ordre du jour. Ils rencontrent d'autres personnes qui militent, au sein de la Maison de l'Écologie, autour des « Cahiers antispécistes lyonnais », une brochure très lue dans le milieu squatt libertaire anarchiste. « On écarquille les yeux en découvrant que d'autres ont une réflexion beaucoup plus organisée que la nôtre et que le sujet, extrêmement travaillé en Angleterre, y a acquis ses lettres de noblesse. » Le tournant ? Le livre de Peter Singer, La Libération animale, véritable « bible » du mouvement des droits des animaux. « La révélation est la découverte de l'antispécisme, c'est-à-dire la lutte contre les discriminations fondées sur l'espèce et la supposée supériorité humaine. »

Le couple commence réellement à militer avec l'équipe des Cahiers antispécistes, «  un enjeu sociétal, politique au sens noble du terme ».


« Les vidéos de l'association L214 sont montées de telle manière à dégoûter les gens de manger de la viande. Ils veulent nous faire tous devenir végétariens »
Jean-Luc Duperret, directeur de l'abattoir de Corbas


Premiers gros succès médiatiques

La même année, ils prennent part, avec trois cent personnes, à une manifestation pour l'égalité animale devant un abattoir alsacien. Leur première grosse action. « À partir de ce moment, le mouvement est sorti de l'ornière, du milieu underground libertaire » explique Sébastien Arsac. En 2003, le couple participe aux « Estivales de la question animale », dans le Puy de Dôme, sur leurs terres. « C'est à ce moment qu'on réalise que c'est sur l'élevage qu'il faut agir. On ne peut pas mener de front tous les combats autour de la question animale. L'élevage devient notre priorité. » Dans la lancée, ils montent le collectif Stop Gavage, avec une poignée de militants, dont Antoine Comiti qui deviendra président de L214. La campagne est centrée sur la question du sort des oies et des canards dans la production de foie gras. « On demande l'abolition du gavage. » Premier gros succès médiatique. Et premiers « heurts » avec l'INRA (Institut national de recherche agronomique) dont « les positions sont bizarrement très proches de celles de la filière ». « Nous nous rendons compte que les études de l'INRA étaient cofinancées par les lobbys. » Un livre de 270 pages, très documenté, est publié par le collectif. Ce qui va devenir, deux ans plus tard, L214 fait pour la première fois trembler le ministère de l'agriculture – sans pour autant réussir à interdire le gavage.

Le collectif décide alors d'aller plus loin et se constitue en association en 2008 sous le nom de L214. « Ça sonnait bien de prendre le nom d'un article de loi, comme L627, le film de Tavernier qui est aussi un article sur le trafic de stupéfiants. » L214, un nom qui fait référence à l'article L214-1 du code rural qui reconnaît en 1976 que « tout animal (est) un être sensible ». La première vidéo coup de poing de L214 sort un an plus tard. Des images clandestines prises dans un abattoir de Charal à Metz via un faux technicien d'abattage dont les lunettes avaient été équipées d'une microcaméra montrent que les vaches et les bœufs ne sont pas saignés immédiatement après étourdissement et qu'un certain nombre d'animaux semblent encore conscients lorsqu'ils sont égorgés. Contre-attaque de Charal - qui réclamera le retrait de la vidéo, en vain  : « derrière une association militante pour la protection des animaux, on trouve une association qui a une action militante pour la non-consommation de viande ».

C'est cette orientation clairement abolitionniste de l'élevage qui est reprochée à L214.

Orientation abolitionniste

« Ces vidéos ont (…) été diffusées pour faire porter une voix végétaliste, qui vise à lutter contre la viande en général, expliquait Mathieu Pecqueur, directeur adjoint de Culture viande, lors de son audition devant la commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français. Nous avons bien vu (...) que les représentants de l'association L214 aiment à généraliser ce genre de pratiques, ce sur quoi nous nous inscrivons en faux. » Même son de cloche, devant les députés, pour Anne-Marie Brisebarre, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), membre du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France : « l'association L214 joue un rôle en dénonçant, vis-à-vis des pouvoirs publics, des choses qui dysfonctionnent, certes. Mais diffuser des vidéos sur le Web, qui sont de surcroît des montages et que tout le un chacun peut voir, je suis contre. D'autant que cette association prône le végétarisme et l'arrêt de l'élevage. » Brigitte Gothière assume sans sourciller la position « abolitionniste » de L214. « Bien qu’extrémiste, notre discours est devenu audible. Si on veut montrer la réalité de ce qui se passe dans les abattoirs, il faut passer par les images, c'est incontestable. » Les premières images d'abattoirs révélées au grand public remontent à 1962. Brigitte Bardot, invitée de Cinq colonnes à la une, une émission télé de la RTF, réclame l'étourdissement des animaux avant leur abattage. Quelques jours après son intervention, elle rencontre le ministre de l'Intérieur à qui elle présente les pistolets anesthésiants (utilisés dans les abattoirs anglais et danois) confiés par l’OABA (Oeuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir), association créée peu avant pour dénoncer les conditions « moyenâgeuses » et cruelles d’abattage des animaux de boucherie. Douze ans plus tard, la France changeait sa réglementation et impose l'étourdissement des animaux avant leur mise à mort.

L'après-viande, prochain défi de L214

« Ce qui est important avec L214, explique aujourd'hui Christophe Marie, porte-parole de la Fondation Brigitte Bardot, c'est qu'elle arrive au bon moment. Les citoyens et les politiques sont prêts à agir. Avant on était marginalisé dans ce combat. Mais si L214 a autant d'écho dans le grand public, c'est aussi grâce à un travail de fond fait en amont depuis des années par le milieu associatif. » Pour l’association de protection mondiale des animaux de ferme Welfarm, « les images de L214 ont permis à la protection animale d'être portée sur le devant de la scène, le meilleur exemple étant la création de la commission d'enquête provoquée par les vidéos de L214  ». Même mugissement du côté de l'OABA : « ça nous a facilité le travail car autant avant les portes des abattoirs étaient de plus en plus fermés, autant aujourd'hui elles s'ouvrent de plus en plus. Aux abattoirs qui ne veulent pas nous ouvrir leurs portes on dit : « vous n'avez pas voulu travailler avec nous, voilà ce qui se passe, L214 débarque ! » » L'immédiateté, la rapidité et l'audience massive des réseaux sociaux a fait le reste. On assiste à une appropriation des images, les internautes relayant sur leur compte Twitter, leur page Facebook les vidéos de L214. Par ses vidéo électrochocs, L214 a réussi à faire bouger les lignes. Le ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll a annoncé de nouvelles mesures dans les abattoirs, notamment la création d'un délit de maltraitance animale.

Pour les co-fondateurs de L214, rien n'y change. « Le bien-être animal est fait pour rassurer les consommateurs » assure Brigitte Gothière. « On essaie de faire oublier qu'il y a un animal vivant derrière la viande qu'on mange » renchérit Sébastien Arsac.

Leur prochain objectif, c'est bien l'après-viande. « L'étape suivante, c'est de faire de la prospective. On commence à prendre contact avec des économistes pour envisager des scénarios macro mais aussi pour proposer des alternatives à une société sans viande. On peut construire une société végétarienne, on manque juste d'imagination. »

Dans les coulisses de l’abattoir de Corbas

La réussite des Lyonnais de L214, c'est d'avoir ouvert les portes des abattoirs, habituellement fermées. « Cela renvoie au fait que les abattoirs sont issus d’un processus d’occultation : on a voulu cacher la mise à mort (…). « cacher la mise à mort des animaux pour n’en pas donner l’idée », pour reprendre les mots de l’historien Maurice Agulhon (...) On a donc créé un espace que la société ne veut plus voir » a expliqué Catherine Rémy, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), lors de son audition, début juin, devant la commission d'enquête parlementaire.

Il faut reconnaître que notre demande de visite de l'abattoir de Corbas a été validée sans difficulté par les services de préfecture. Car ce sont les vétérinaires de la DDPP (direction départementale de la protection des populations) qui réalisent les contrôles des trois abattoirs du département (pour les bovins, les ovins, les porcins et les caprins*). « Pas de photo au niveau de la saignée des animaux car ça peut être choquant pour les non-initiés ». Voilà la seule consigne donnée par Jean-Luc Perret, le directeur de l'abattoir. Ici, chaque semaine, 1 180 têtes de bétail passent à trépas. Soit 6 000 tonnes de viande annuelles. Pendant une heure, accompagné du chef du service protection et santé animales de la DDPP, nous avons pu « remonter » toute la chaîne d'abattage, de la stabulation des animaux aux carcasses entreposées dans les chambres froides, en passant par la saignée, le poste d'arrache-cuir et le contrôle des viscères, réalisé par les techniciens vétérinaires permanents (5 à Corbas, épaulé par un vétérinaire).

C'est un abattoir, un lieu de mort, il y a donc du sang. Beaucoup de sang même. Pour des raisons évidentes d'hygiène, on est équipé d'une blouse, de sur-chaussures et d'une charlotte - ce qui peut aussi protéger d'éventuelles éclaboussures. « Vous voyez sur cette carcasse (sans la tête ni le coeur, NdlR), montre le directeur, on voit encore le muscle bouger... L'animal est mort il y a une heure. Si je vous dis cela, c'est pour vous montrer qu'un animal peut bouger une minute après la saignée, comme on voit sur les vidéos de l'association L214 qui veut vous croire qu'on découpe les animaux encore vivants. »

Monsieur Tout-le-Monde, « tueur en série »

Certes, la présence d'un journaliste et d'un photographe était prévue. Il ne s'agissait donc pas d'une visite inopinée. Pour autant, notre impression a été celle d'un travail fait dans les règles sanitaires et de protection animale. Pour avoir brièvement échangé avec des employés de l'abattoir, nous n'avons pas ressenti une atmosphère de « tueurs en série » sans foi ni loi. D'autant que l'abattoir de Corbas, tout se fait dans une seule et même immense salle. Un employé qui ferait subir des actes de cruauté à un animal le ferait au vu et au su de tous. « Oui, cela peut être un peu glauque, reconnaît Vincent Pfister, chef du service protection et santé animales à la DDPP du Rhône. Mais l'abattoir n'est pas une zone de non-droit. Nous sommes les garde-fous pour nous assurer qu'il n'y ait pas de dérives. » Seul sujet à controverse sur le plan de la maltraitance animale, celui de l'abattage rituel. À Corbas, 60% des animaux abattus sont estampillés halal. Or, aujourd'hui, l'abattage rituel est dérogatoire en France : l'étourdissement des animaux avant la saignée n'est pas obligatoire. Aux yeux de certains, cette technique pose la question du bien-être animal. Kamel Kabtane, recteur de la Grande mosquée de Lyon, a expliqué, devant la commission d'enquête, ne pas être favorable à cet étourdissement. Il a en outre exposé que si l'étourdissement était appliqué sur le halal en France, la viande proviendrait alors d'autres pays européens. « Peut-on faire autrement ? » avait interrogé Stéphane Le Foll, lors de son audition par cette même commission d'enquête, quelques jours plus tôt. Pour répondre à cette question, le ministre a diligenté un rapport sur cette question qui sera publié en septembre.

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