Sur un fond social anxiogène, les huissiers focalisent une grande partie des névroses d’une économie déboussolée. Multiplication des procédures, calculs opaques, vocabulaire hermétique, déshumanisation et pratiques illégales figurent parmi les reproches récurrents à leur encontre. La profession reconnaît l’existence de “brebis galeuses” et “la nécessité de moraliser ce métier”.
“Bien informés, les hommes sont des citoyens. Mal informés, ils deviennent des sujets”, répétait l’économiste Marcel Sauvy. S’il est un domaine où l’ignorance peut coûter (très) cher, c’est bien celui du recouvrement de créances. Qu’il s’agisse de dettes ou de litiges, le contentieux civil ne connaît pas la crise. Mais l’aggraverait-il ? La question est posée par de plus en plus de victimes des méthodes douteuses de certains huissiers. Ces abus ont de multiples visages, tous connus de la Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ), même si seule une partie est imputable à des huissiers indélicats, voire malhonnêtes. “Il existe des dérives, admet Me Bauvin, huissier à Douai, chargé des questions de “confiance” et des nouvelles technologies à la CNHJ. D’ailleurs, l’actualité le prouve régulièrement. Notre profession a aussi ses brebis galeuses et nous sommes parfaitement conscients de la nécessité de moraliser ce métier.”
Des chiffres et des maîtres
“Nous sommes conscients que le public nous perçoit négativement, renchérit Me Patrick Sannino, vice-président de la CNHJ. Pourtant, nous n’exerçons plus du tout ce métier obscur dessiné par Daumier* !”
Mais le métier d’huissier a-t-il vraiment quitté l’obscurité ? Les difficultés que nous avons rencontrées pour obtenir des chiffres sur la profession ne le prouvent certes pas. “La profession n’a aucune obligation déclarative de chiffres, justifie Me Bauvin. Nous ne disposons même pas d’outils statistiques. Et les contrôles de comptabilité ont environ deux ans de retard. Nous ne communiquons donc que des chiffres macro.”
Parmi ces éléments “macro”, le nombre d’huissiers. Ils étaient 3 183 en 2012 (contre 3 229 en 2009) répartis sur environ 1 800 études. Cette baisse apparente de 1,4 % de leur effectif sur trois ans n’est pas due à un manque d’attrait de la profession, au contraire : rien qu’en 2012, les demandes ont augmenté de plus de 20 %. Mais accéder au métier a un coût.
“D’une façon générale, acheter une charge d’huissier est très cher et se calcule sur le chiffre d’affaires réalisé, explique Me Patrick Sannino. Ce qui fait qu’un certain nombre d’entre eux se retrouvent simples employés, faute de réunir les fonds nécessaires à un achat ou une participation.” Il donne l’exemple de son propre cabinet, à Chambéry (trois associés et huit employés) :“Nous réalisons plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires. Notre dernier associé – une femme [les chiffres confirment une tendance à la féminisation de la profession, NdlR] – a investi 350 000 euros pour acheter ses parts.” Un endettement très lourd qu’il faut ensuite “rentabiliser” en effectuant un nombre annuel suffisant d’actes (contentieux, constats, arbitrages, ventes aux enchères, etc.). Ce qui crée un engrenage pernicieux car il favorise, sinon génère, une prolifération de procédures redondantes.
Pour informatifs qu’ils soient, ces chiffres ne situent pas le poids économique du recouvrement en France, ce “marché du contentieux”, authentique business de niche qui connaît une croissance exponentielle depuis quelques années. Au point d’amener quantité de dérives et abus de procédures, régulièrement épinglés par les nombreuses associations de défense.
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* Caricaturiste du XIXe siècle.
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Faux avis d’huissier + harcèlement : un scénario bien rôdé
Ce sont avant tout les actes dits “extrajudiciaires”, c’est-à-dire non validés par un tribunal, qui échappent aujourd’hui aux règles de droit. Ils constituent aussi la manne de ces centaines de sociétés de recouvrement qui écument les particuliers. Prenons en exemple le cas de Véronique, cadre supérieur dans une grande entreprise du Nord, entraînée dans des démêlés d’huissiers suite à un divorce. Elle raconte : “Après un acharnement mécanique de courriers envoyés par quatre huissiers différents, d’appels téléphoniques à n’importe quelle heure, d’une réclamation à mon employeur suivie d’un arrêt-saisie sur salaire, le bouquet a été l’irruption chez moi, à 7h30 du matin, d’un huissier flanqué de deux témoins pour saisir mes meubles. J’ai craqué ! Ça fait un an et je suis encore en arrêt maladie pour dépression.”
Le témoignage de Véronique met en lumière un point crucial : le public est incapable de faire la différence entre une agence de recouvrement et un cabinet d’huissiers. Interrogé à ce sujet, Me Bauvin explique :“Nous sommes titulaires d’une charge d’huissier de justice, ce qui veut dire que nous sommes seuls habilités à mettre en œuvre un titre judiciaire exécutoire. Mais, en parallèle, nous sommes aussi autorisés à intervenir en amont, comme agents de recouvrement. C’est là que le bât blesse. J’ai personnellement vu des copies d’assignation d’huissiers quasi à l’identique envoyées à des particuliers par des agences. Volontairement, ces sociétés de recouvrement jouent sur le vocabulaire et la confusion des genres.”
Des faits qui installent une paranoïa contagieuse. Chaque jour, des milliers de gens ont le ventre noué en ouvrant leur boîte aux lettres, n’osent plus décrocher le téléphone ni ouvrir la porte. Parce que la menace de saisie, pour faire craquer, est répétée encore et encore… en toute illégalité la plupart du temps.
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Suicides à la une
Les colonnes des faits divers en font un titre vite oublié. Pourtant, c’est un sillage sanglant débattu par la CNHJ. En février 2012, un huissier de Limoges était condamné à 6 mois de prison avec sursis pour non-assistance à personne en danger. Lors d’une procédure d’expulsion, le locataire s’était pendu sous ses yeux sans qu’il intervienne.
Début octobre 2012, à Cugneaux, près de Toulouse, un employé de la Poste se jette par la fenêtre à l’arrivée de l’huissier chargé de l’expulsion. Ce qui a engendré depuis une polémique locale sur le partage des responsabilités. Entre les services sociaux de la Poste et de la mairie, et le cabinet d’huissiers, tout le monde se renvoie la balle.
Interrogé sur ce sujet brûlant, Me Bauvin reconnaît : “Nous sommes parfaitement conscients des drames psychologiques. Mais nous intervenons en bout de chaîne. Les services sociaux sont débordés ou ne savent rien ! Nous travaillons actuellement à un projet d’alerte des communes. Mais aussi sur le problème du langage employé. On reconnaît que le citoyen est mal informé de ses droits, et une déontologie du vocabulaire et des pratiques est indispensable !”
Artisans et agriculteurs : des cibles fragiles
Les populations “à risque” sont de plus en plus nombreuses. Les artisans et les agriculteurs sont autant de cibles fragiles dont l’endettement est endémique. Une étude statistique publiée début 2013, faite sur cinq ans par l’ARSFP (Association de défense des familles d’agriculteurs victimes du suicide) donne quelques chiffres : plus de 600 agriculteurs par an se suicident, soit 2 personnes par jour. En sus, 8 000 tentatives ratées sont plus ou moins cachées chaque année. Car les paysans sont des gens fiers.
Pour les défendre, Guy Sérès, fondateur du Samu social à Auch (Gers), juriste de formation, mais fils et petit-fils de paysans, ne mâche pas ses mots : “Il y a un durcissement des procédures contentieuses et une exagération des moyens. Rien que dans la région, c’est plus de 1 500 appels à l’aide par an. Menaces de saisie immédiate, intimidations diverses et courriers qui arrivent de partout. Le paysan est un taiseux face à des huissiers pleins de zèle. Pour lui, avoir des dettes est une insulte. Quant à perdre sa ferme, c’est déjà perdre la vie. Comment s’étonner que beaucoup tentent de se suicider ?”
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La crise est-elle une affaire rentable ?
Se dirige-t-on vers une société de plus en plus procédurière ? Finalement, la croissance du contentieux civil engraisse-t-elle vraiment ceux qui en vivent ?
Le 24 septembre dernier, trois huissiers comparaissaient devant le tribunal civil de Carcassonne pour harcèlement. Du jamais vu dans la région. Fin mars 2013, à Oyonnax, un huissier a été condamné pour faux en écriture à 6 mois de prison avec sursis et 3 ans d’interdiction d’exercer. Affaires isolées ou signes annonciateurs d’un regain de moralité ? À moins que cela ne soit l’expression d’un ras-le bol généralisé qui balaie la peur de l’ogre ? Me Sannino insiste : “Un particulier qui soupçonne un acte délictueux doit déposer plainte auprès de la chambre de discipline des huissiers. Nous militons pour une transparence et une accessibilité reconnues. Soyons clairs. Nous n’avons rien à gagner avec cette image détestable. D’ailleurs, ce n’est pas en période de crise que les huissiers gagnent beaucoup d’argent !”
Mais la crise apparaît comme une excellente excuse pour justifier la recrudescence des procédures, ce dont témoigne Denys Brunel, président de la Chambre des propriétaires immobiliers, à Paris : “Dans un marché en crise, non seulement le stock immobilier grossit, mais la difficulté d’encaissement des loyers va de pair, principalement pour trois motifs : chômage, invalidité et divorce. Résultat, il y a recours systématique de la part des propriétaires aux procédures contentieuses dès le début des incidents. Le dialogue est aujourd’hui remplacé par des intimidations d’huissier. Objectif : éviter de s’enfoncer dans les impayés et récupérer très vite la jouissance du bien. En résumé, plus l’immobilier est en crise, plus les huissiers sont sollicités.”
Dématérialisation rimera-t-il avec déshumanisation ?
Y a-t-il une alternative à ces pratiques péremptoires, même si elles viennent d’un huissier, jugé encore tout-puissant et non justiciable ? Rien n’est moins sûr. Passé dans l’indifférence médiatique générale, l’arrêté Taubira du 8 août 2012 est révélateur : à travers la mise en place de la dématérialisation des actes, grâce à un “coffre-fort” électronique, les huissiers entrent progressivement dans l’ère numérique. Sans tapage, ce sont là les prémices d’un changement de méthode à venir pour tout le monde, particuliers compris. Pour l’instant soumise à un accord préalable volontaire et écrit, la dématérialisation inquiète les associations de défense. Car, sous couvert de simplifier et d’accélérer les envois d’actes depuis un écran anonyme, c’est aussi la certitude de s’affranchir des réactions de colère, de souffrance et de désespoir. Plus d’efficacité pour moins d’humanité ?