Fabrice Epelboin est spécialiste des réseaux sociaux, entrepreneur et enseignant à Sciences Po. Probable rachat de Twitter par le milliardaire américain Elon Musk, dangers des réseaux sociaux, temps de cerveau disponible, dérapages de Twitter et Facebook, astroturfing d’État... Décryptage d’un panorama un brin glacial.
Lyon Capitale : Que faut-il penser du souhait d’Elon Musk, patron de Tesla, de racheter Twitter ? Fabrice Epelboin : Ce qui saute aux yeux, c’est la façon dont Elon Musk joue avec la presse mondiale qui, dans son immense majorité, est tétanisée à l’idée qu’il rachète Twitter et en fasse un lieu de liberté d’expression absolue. Elon Musk s’en amuse et force les médias à devenir ridicules. Je pense que c’est vraiment une volonté d’humiliation de la presse. Le premier épisode, c’est la fameuse liberté d’expression totale. C’est une fake news intégrale reprise en chœur par la quasi-totalité de la presse, y compris les grands syndicats internationaux de journalistes. Et pourtant, Elon Musk avait été parfaitement explicite. Dans un premier tweet, de l’ordre de la provocation, il disait : “Je rachète Twitter.” Derrière, dans un deuxième tweet, il disait en substance : “Attention, la liberté d’expression, à mon sens, c’est le respect de la législation locale en matière de liberté d’expression. Si vous n’êtes pas d’accord avec celle de votre pays, allez voir votre législateur.” Curieusement, le vent de panique qu’il a provoqué a poussé la plupart des titres de presse à interpréter cela comme la volonté d’Elon Musk d’imposer une liberté d’expression totale et radicale à l’ensemble de la planète. Elon Musk a, selon vous, volontairement voulu humilier la presse ? Oui, en tout cas les 95 % de la presse (reste les 5 % de la presse d’investigation) qui ne font que relayer de l’information sans la vérifier, façon passe-plat. Cette presse-là est en conflit direct avec Twitter qui représente une très sérieuse menace. La lutte n’est pas nouvelle, elle dure depuis une dizaine d’années, avec d’un côté Twitter qui a la capacité d’être beaucoup plus rapide que la presse dans la transmission et l’acheminement de l’information brute – et souvent non vérifiée – et, de l’autre, la presse avec des contraintes matérielles de temps, des salaires de plus en plus faibles, une précarité de plus en plus élevée, des exigences de rendement qui ne permettent pas de vérifier l’information sérieusement et qui, en définitive, ne transmet pas grand-chose d’autre que le relais des communiqués de presse ou des dépêches d’agence. Une conséquence plus ou moins directe du choix qu’ont fait la plupart des organes de presse, au tournant du siècle, de basculer vers un modèle économique basé sur la publicité. Un jeu très malsain s’est ainsi mis en place entre Twitter et les médias, sur fond de rivalité systémique, la technologie du réseau social étant largement plus performante que les salles de rédaction des médias. Finalement, la presse a docilement relayé, partout dans le monde, cette fake news qui correspondait à ce qu’elle avait envie d’entendre de la part d’un vieux rival, et consistait à dire qu’Elon Musk allait imposer la liberté d’expression absolue, alors qu’il racontait exactement l’inverse. C’est la première manche de poker qu’Elon Musk a gagnée. La deuxième manche a débuté quand, mardi 17 mai, il a expliqué que le rachat de Twitter ne parviendrait pas à son terme tant qu’il n’aurait pas la garantie que moins de 5 % des comptes sur la plateforme sont des faux. Poker menteur ? L’annonce vise la direction de Twitter, qui est également en conflit lourd avec Elon Musk. Cette histoire est extrêmement simple. Les méthodologies de calculs de Twitter sont stupides, c’est d’ailleurs parce qu’il les a exposées que Twitter a renchéri en l’accusant de trahir un secret commercial. En réalité, la méthodologie de calcul de Twitter n’est absolument pas faite pour estimer le nombre de faux comptes mais pour remplir une obligation légale vis-à-vis de la SEC, l’organisme américain de contrôle des marchés financiers. Parmi ces obligations, il y a celle, pour Twitter, de déclarer le nombre de faux comptes afin de pouvoir estimer, de façon précise, le nombre de comptes monétisables. En réalité, il n’y a pas 5 % de faux comptes, mais, selon des méthodes de calculs plus convaincantes et faites par différents experts, entre 15 et 20 %. Mais si on part du principe que la valorisation de Twitter est directement liée à cela, il pourrait y avoir un impact lourd sur le prix de vente du réseau, et avec une valorisation de 44 milliards de dollars, la différence peut vite se compter en milliards. Ce second coup est donc un bras de fer entre la direction actuelle de Twitter, qu’il a très clairement l’intention de décapiter.Il vous reste 78 % de l'article à lire.
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