Albert Ciccone est professeur émérite de psychopathologie et psychologie clinique à l’université Lyon 2, psychologue clinicien et psychanalyste.
Albert Ciccone est professeur émérite de psychopathologie et psychologie clinique à l’université Lyon 2, psychologue clinicien et psychanalyste. Il se dit “choqué” et “scandalisé” par les propos d’Emmanuel Macron sur la santé mentale et les psychologues. Selon lui, et de nombreux autres confrères, ils témoignent d’une “réelle méconnaissance” d’un secteur important du champ de la santé et d’“une parfaite ignorance de la spécificité des missions”.
Selon le baromètre santé mené en 2021 par Santé publique France, publié en février dernier, un jeune adulte sur cinq présente des troubles dépressifs. En hausse de près de 80 % par rapport à 2017.
Lyon Capitale : Êtes-vous une grande gueule ?
Albert Ciccone : Il me faudrait une définition de ce terme pour vous répondre. Disons que je peux m’indigner. J’aime beaucoup l’essai de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, dans lequel il montre bien combien il est important de s’indigner pour résister aux aberrations, notamment celles du néolibéralisme.
Quel est votre dernier coup de gueule ?
Celui qui nous a conduits, les milliers de psychologues réunis dans l’association Convergence des psychologues en lutte, à réagir par un communiqué, très largement diffusé, aux propos d’Emmanuel Macron lorsqu’il a été interviewé par HugoDécrypte, le 4 septembre dernier.
Dans quelle mesure cette “incompétence au plus haut niveau de l’État”, que vous dénoncez, est-elle dangereuse pour la santé mentale ?
La parole publique à laquelle nous avons réagi n’est pas celle de n’importe qui, elle est celle du président de la République. Les propos qu’il a tenus sur la santé mentale, sur les psychologues, témoignent d’une grande méconnaissance du champ de la santé mentale et d’une ignorance des missions, du statut et de la fonction des psychologues. Les psychologues qui sont des acteurs centraux et qui ont toute leur part et leur place dans la prise en compte de la souffrance psychique des citoyens. La manière dont le chef de l’État les traite est inadmissible. Et sa posture est, d’ailleurs, la même à l’égard de l’ensemble des soignants et des services de soins. Une telle incompétence à ce niveau-là de l’État ne peut qu’inquiéter les professionnels du soin et les citoyens qui ont besoin de leur aide.
“Le discours dominant actuel est désubjectivant et déshumanisant”
Vous êtes signataire de la Convergence des psychologues en lutte, qui a émergé en février 2022, pour refuser “le massacre” de la profession mis en œuvre par des “logiques purement comptables et technocratiques, aveugles et ignorantes des soins psychiques”. Dit autrement, estimez-vous que le gouvernement a une définition déshumanisée de la santé mentale ?
C’est peu dire. Le positivisme, le technicisme, le scientisme, le technocratisme qui caractérisent le discours dominant actuel est désubjectivant et déshumanisant. Ce n’est pas la santé mentale qui est déshumanisée, c’est le soin tel qu’il résulte des contraintes imposées aux soignants. Les pressions que ces derniers subissent fabriquent des pratiques déshumanisées et déshumanisantes.
Le problème est la prolifération du modèle positiviste et productiviste de l’économie de marché, la colonisation de tout le champ social dont celui de la santé par la langue marchande, ce qui a des effets de dérive sur les pratiques. On désigne par exemple à l’hôpital les patients qui restent hospitalisés par “le stock”, et ceux qui passent peu de temps par “le flux”. Il s’agit donc de gérer les flux et les stocks. On sait que les hôpitaux sont gérés comme des entreprises, que le souci premier est la rentabilité. Tout cela conduit à des pratiques qui, bien souvent, ne respectent pas les sujets dont on est censé prendre soin. Tout cela est déshumanisant.
En quoi la prise en compte de la santé mentale ne se réduit-elle pas à une question de diagnostic ?
Le diagnostic est important, évidemment, mais poser un diagnostic n’équivaut pas à soigner. Or, c’est ce qui se passe souvent dans des institutions qui avaient une longue expérience et une grande expertise du soin psychique, et dont on a réduit les pratiques, pour des raisons économiques et idéologiques, à une fonction de diagnostic, ou d’évaluation et d’orientation. Orientation, on ne sait pas où car il n’y a plus personne pour soigner. Des professionnels du soin, expérimentés, aguerris, ont subi une véritable casse de leur profession, que l’on a voulu réduire à celle d’un technicien remplissant une fiche diagnostique. Ce n’est pas cela soigner. Et de nombreux professionnels qui étaient très compétents ont dû quitter, la plupart du temps le cœur amer, ces institutions qui ne soignent plus. Ils renoncent à leur travail, parfois à leur profession, aussi parce qu’ils ne sont plus respectés, les services ferment, sont démantelés, et la population ne peut plus être aidée et soignée comme elle devrait l’être. Mon ami Roland Gori [psychanalyste, NdlR] a très bien décrit, depuis longtemps et dans de nombreux ouvrages, les logiques de cette casse des professions, pas seulement dans le champ de la santé mais aussi dans celui de l’éducation, de la justice, du journalisme…
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