Pour cet été, notre rédaction culture vous propose une petite sélection d’ouvrages. Dystopie, poésie, humour, émotion… Il y en a pour tous les goûts.
• Ville monde, ville monstre
Ironie suprême : annoncée pour le 19 mars la Fin du monde selon Christophe Siébert s’est vue éclipsée par la Covid-19. Partie remise puisque l’auteur clermontois présente Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod. Nous sommes donc à Mertvecgorod (la cité du cadavre) au cœur d’une ancienne république de l’Union soviétique, entre la Russie et l’Ukraine, qui semble concentrer tout ce que nos sociétés portent de pire en elles : crime et corruption à tous les étages, surveillance de masse, tentation totalitaire plus ou moins larvée, excès en tous genres de la réalité virtuelle, consumérisme primaire (incroyables descriptions de centres commerciaux aux dimensions monstrueuses), le monde comme une décharge à ciel ouvert. Si la dystopie, d’une précision maniaque, est de mise (voir le site Web créé par l’auteur pour documenter cette ville et ce monde, traduisant également un goût consommé du hors-champ), elle brille souvent de troublants reflets, Siébert, grand adepte du carnage littéraire (comme en témoignait son Métaphysique de la viande*) proposant des visions qui, depuis notre réalité, donnent des frissons. Ainsi du télétravail considéré comme l’un des socles d’une société sécuritaire. Au long des 21 chapitres, qu’on est autorisé à lire dans le désordre, de multiples personnages se débattent au cœur du premier d’entre eux, la ville, monstre dévorant, pour recouvrer un semblant de liberté et dessiner une époustouflante comédie (in)humaine, un cauchemar non climatisé ; où l’homme est un monstre pour l’homme et l’individualisme un roi tout puissant autant qu’agonisant. Une claque après laquelle il est conseillé de tendre l’autre joue, un deuxième tome des Chroniques de Mertvecgorod étant annoncé.
Kevin Muscat
Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod, Christophe Siébert, éditions Au Diable Vauvert, 384 p., 20 €.
*Réédition par les éditions Au Diable Vauvert de deux romans : Nuit noire et Paranoïa.
• Poésie soignante
Le mois dernier, nous vous disions tout le bien que nous pensions du livre publié par Judith Wiart par les éditions Le Clos Jouve, Le Jour où la dernière Clodette est morte. Mais pour sa collection printemps-été, la jeune maison d’édition fait coup double en matière de fiction pas comme les autres. Au même moment est sorti en effet, J’essaie de tuer personne de Sammy Sapin, qui prend le parti de la “poésie documentaire” et contribue à enfoncer le clou de la collection Bistra, attachée à des formes de prose très particulières (à l’aune du tout puissant roman en tout cas). Dans ce qui est mais n’est pas tout à fait un recueil de poésie au sens classique du terme, l’auteur, infirmier de profession, nous raconte son expérience de soignant depuis l’obtention de son diplôme jusque dans les gestes du quotidien les plus intimes et périlleux, les rencontres souvent touchantes parfois saugrenues que la maladie met sur sa route. Dans un style très dépouillé qui, à la manière du soignant, se met en quête du geste parfait car il ne peut en être autrement, avec autant d’humour que de gravité, Sammy Sapin met ainsi en lumière la passion qui anime ces praticiens, leur solitude aussi, leurs difficultés matérielles et psychologiques. Autant de choses qui résonnent drôlement dans le contexte actuel d’un système hospitalier exsangue et sorti (si tant est que ce soit le cas) sur les genoux de la crise du coronavirus. Une réalité terrible que l’auteur, en soixante-douze fragments comme autant de tranches de vie ou de réflexions, parvient à rendre éminemment poétique.
K. M.
J’essaie de tuer personne, Sammy Sapin, éditions Le Clos Jouve, 80 p., 19 €.
• Les bons jours d’Alfréd
En 1974, au Camboudin, l’arrivée de Désiré Diallo, un jeune médecin noir, fait sensation. Il rencontre Alfréd et sa famille, notamment Rémi, le père d’Alfréd qui a refait surface après dix ans d’absence. Ainsi que tous les habitants de cet endroit singulier. Maude Mihami retrouve la veine comique de ses deux précédents romans Les dix vœux d’Alfréd et Les amours d’Alfréd. Cependant, on peut parfaitement lire ce dernier opus de la trilogie d’Alfréd (oui, avec un “é”, il faut s’y faire, cet Alfréd ne ressemble à aucun autre) sans avoir lu les autres. Il nous emmène au Camboudin, manière de village breton à la fois imaginaire et bien réel. L’alcoolisme est le loisir favori des habitants. Il y règne une façon de lever le coude plutôt bienveillante et rarement agressive. C’est juste que l’on préfère l’outrance à la sobriété. Les histoires familiales sont d’autant plus compliquées que les esprits des morts ne sont jamais bien loin. Le docteur et le jeune garçon vont unir leurs forces, pour le meilleur et pour le rire. Parce que s’il y a bien une qualité qui caractérise ce roman picaresque, c’est son humour. On y rit à chaque page, écrite dans une veine qui s’inspire à la fois de François Rabelais et de Frédéric Dard.
Caïn Marchenoir
Du Rififi au Camboudin, Maude Mihami, éditions NiL, 256 p., 19,50 €.
• La liberté selon Nézida
Nézida, ce prénom évoque des ascendances étrangères, surtout là où elle est née, dans la Drôme provençale ; et à l’époque où elle est née, au début du XIXe siècle. Pourtant, il n’en est rien. Mais il a l’avantage de donner d’emblée une originalité et quelque chose de reconnaissable à cette femme, qui a réellement existé. C’est l’héroïne du premier roman de Valérie Paturaud, auteure passionnée d’histoire locale, de mémoire familiale et de registres poussiéreux. C’est dans l’un de ses vieux grimoires qu’elle a trouvé la trace de cette femme née en 1856 à Comps, petit village perdu dans les montagnes. À partir de quelques photos, quelques dates, elle lui a inventé une nouvelle vie. Pas une vie facile, mais une vie marquée par une quête inlassable de liberté et d’indépendance.
Il faut dire que l’époque et le pays sont rudes, surtout pour les femmes. Le poids de la religion, ici un protestantisme austère et des traditions, commence tout juste à se fissurer. D’ailleurs Nézida, juste après son mariage considéré comme tardif (elle n’a pourtant que 24 ans !), suit son mari à Lyon. Grande ville où elle trouvera davantage le moyen de s’émanciper. Et, qui sait, de devenir infirmière, peut-être même médecin ! Elle désire cependant retourner au “pays” pour accoucher de son premier enfant. Retrouver le soleil et la beauté des paysages qui caractérisent sa région natale.
Valérie Paturaud trace le portrait de la jeune femme avec une justesse saisissante. Et un art de la construction tout à fait étonnant pour un premier ouvrage de fiction. Elle a recours à une multitude de voix, de points de vue qui donnent une perspective particulière, des couleurs singulières au tableau. D’ailleurs, n’hésitez pas à consulter la liste des personnages principaux (une quinzaine) au début du livre. Tous prennent la parole, ou la plume, pour décrire “leur” Nézida. Le portrait n’en est que plus saisissant. Et même, dans les dernières pages, bouleversant.
C. M.
Nézida, Valérie Paturaud, éditions Liana Levi, 192 p., 17 €.
Nick Hornby, leave or remain ?
Si vous voulez rire sur la plage (ou ailleurs), glissez dans votre valise le dernier roman de Nick Hornby, Un mariage en 10 actes, avant de partir en vacances. C’est un petit bijou d’humour so british qu’a écrit là l’auteur de Carton jaune ou Haute Fidélité (adapté au cinéma par Stephen Frears). Presque entièrement dialogué, ce bref opuscule nous met en présence d’un couple, Tom et Louise, qui se retrouve régulièrement au pub avant d’aller rendre visite à leur conseillère conjugale. Il lui reproche de l’avoir trompé. Elle lui en veut de ne plus prêter assez attention à elle. Une histoire de couple classique donc. Mais tellement juste ! D’autant que la situation se prête à une singulière métaphore avec celle de leur pays, en plein divorce avec la communauté européenne. Une métaphore que s’empresse d’exploiter Nick Hornby, avec une irrésistible drôlerie. Ce qui ne l’empêche pas d’aller pêcher en profondeur des sentiments universels et une intense émotion.
C. M.
Un mariage en 10 actes, Nick Hornby, Stock, 150 p., 16 €.
• Un pénitencier vingt-mille lieues sous les mers
D’ordinaire, on ne mentionne pas les auteurs qui se font éditer, même partiellement, à leur compte. Nous ferons une exception pour Prison Bank Water du Lyonnais Gérard Saryan. Son roman découle d’une idée formidable : une prison construite à partir d’une ancienne plateforme pénitentiaire, enfouie sous l’océan, dont nul ne peut s’échapper. Elle est peuplée des plus dangereux criminels américains. D’autant que le livre, écrit pourtant avant l’apparition de la Covid-19, développe ensuite une deuxième idée, tout aussi formidable : à la suite d’obscures manipulations, un dangereux virus commence à faire des ravages dans cet endroit coupé du monde...
C. M.
Prison Bank Water, Gérard Saryan, Éditions du Panthéon, 560 p., 23,90 €.
• Redécouvrir Pina Bausch
Dix ans après la disparition de la chorégraphe Pina Bausch, la maison d’édition lyonnaise La Scala publie un magnifique ouvrage qui retrace ses plus grandes œuvres. Histoire de ne pas oublier une artiste inoubliable !
Simplement intitulé Pina Bausch, ce livre est un objet d’art en soi par la qualité des photos de Laurent Philippe qui a suivi le travail de la chorégraphe pendant de longues années. Pour les aficionados c’est de l’émotion pure et pour ceux qui ne la connaissent pas, c’est l’occasion de voir de près la force scénique et esthétique de cette immense artiste. Auteure, journaliste au Monde et Télérama, Rosita Boisseau qui avait déjà écrit un livre sur Pina Bausch aux éditions Textuel, composé d’interviews des danseurs de la compagnie, propose ici une écriture à la fois documentaire et d’une grande sensibilité. Elle a choisi dix œuvres emblématiques dont Le Sacre du printemps, Café Müller, Nelken, Kontakthof, en développant des thématiques qui fondent le travail de la chorégraphe. On citera le thème “Guérilla” qui évoque la relation homme/femme qu’elle a abordée d’une manière incroyablement violente et humaine, “Maison Pina” pour ses spectacles où elle met un décor dans un décor comme dans Café Müller où elle reproduit le café de ses parents ou encore “Les Bras d’abord” car on sait à quel point les mouvements des bras sont importants dans sa danse, elle avait elle-même des bras à la fois doux et amples. Un travail de longue haleine pour Rosita Boisseau, qui pense, comme nous, que l’onde de choc Pina Bausch est toujours intacte. “Œuvrer sur ce livre, nous confie-t-elle, c’est comme avoir une montagne devant soi, qui exige beaucoup d’énergie et de concentration. J’ai effectué un travail à la fois d’analyse et en même temps d’écriture personnelle. J’ai revu des spectacles, je suis allée en Allemagne pour visionner de nombreuses vidéos, c’était passionnant. Mon souhait est de transmettre au lecteur sa richesse débordante, visuelle et chorégraphique, sa folie, sa complexité, l’exaltation et la beauté qu’elle procure, l’esthétique unique de sa danse-théâtre. Ses pièces ont aujourd’hui la même force qu’il y a quarante ans, elle est véritablement intemporelle.”
Aurélie Mathieu
Pina Bausch, de Rosita Boisseau et Laurent Philippe, aux nouvelles éditions La Scala, 192 p., 35 €.