C’est un sévère rappel de principe que vient de faire la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) : le procureur, en France, n'est pas une autorité judiciaire indépendante, a-t-elle estimé, ce mardi 23 novembre. La France a ainsi été condamnée dans l'affaire France Moulin, une avocate poursuivie dans une histoire de stupéfiants. Voilà en tout cas un dossier épineux pour le nouveau ministre de la Justice et des Libertés Michel Mercier, alors que la réforme de la garde à vue sera examinée au Parlement avant la fin de l’année.
Les procureurs, qui ne sont indépendants ni du pouvoir exécutif ni des parties du procès, puisqu'ils engagent les poursuites et dirigent les enquêtes, ne sont pas "des autorités judiciaires." "La chancellerie a voulu nier la signification de l'arrêt Medvedyev qui posait déjà, en mars, ces principes, s'est félicité Maître Spinosi, l'avocat de France Moulin. L'arrêt Moulin n'en est que la stricte application. Il faut que le Garde des Sceaux accepte le fait que le parquet n'est pas une autorité judiciaire. Cela ne veut pas dire que les procureurs ne sont pas des magistrats ni que ce ne sont pas des autorités de poursuites." La Cour rappelle en outre "que les garanties d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties excluent notamment qu'il [le procureur] puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale."
Les conséquences, pour la Justice française, sont importantes. Le parquet ne pourra sans doute plus contrôler les gardes à vue, car il dirige également les poursuites. Et pour ce qui concerne la réforme de la procédure pénale, un juge du siège devrait valider chacune des atteintes à la liberté individuelle de l'enquête dirigée par le parquet.
Sur le plan politique, les opposants à la suppression du juge d’instruction (réforme prévue au premier semestre 2011, soit juste un an avant l’élection présidentielle) ne manqueront pas de s’appuyer sur la jurisprudence de la CEDH pour faire valoir leurs arguments, notamment en cette période polluée par les différentes affaires. Rappelons que 95% des affaires pénales sont traitées par le parquet, lequel juge de "l'opportunité des poursuites". Un choix que n'a pas le juge d'instruction, qui doit rassembler et examiner les preuves avec le concours de la police judiciaire ; il est à la fois juge et enquêteur et l'instruction s'achève soit par un non-lieu soit par un procès devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises.
Rappelons aussi que le rapport du magistrat Philippe Léger, remis le 1er septembre 2009 à Nicolas Sarkozy, prévoyait de confier les pouvoirs d'enquête du juge d'instruction aux procureurs, dépendant hiérarchiquement du Garde des Sceaux, et ceci, sous le contrôle d'un "juge de l'enquête et des libertés", ce dernier étant notamment chargé "d'arbitrer entre le parquet et la défense."
"Le juge d'instruction est un détective public gratuit, le nerf du procès va devenir l'argent", s'alarmait à l'époque le professeur de droit Philippe Conte. Robert Badinter, quant à lui, craignait un face à face "pot de terre contre pot de terre" et conseillait de placer la police sous le contrôle de l'autorité judiciaire (et pas seulement du ministère de l'Intérieur).
"La reconstruction de l'architecture de la procédure pénale suppose avant tout de séparer les juges qui jugent des magistrats qui accusent", soulignait quant à lui l'avocat Daniel Soulez-Larivière. Abandonner l'enquête au parquet ouvrirait en effet la porte à une mainmise de l'exécutif sur la Justice, comme le dénoncent avec vigueur les nombreux opposants à la réforme. "Il ne faut pas se leurrer" notait Geneviève Giudicelli-Delage, professeur de droit pénal comparé à Paris I. "C'est en fait à la police que seront confiés ses pouvoirs d'enquête, et la police dépend du ministère de l'Intérieur."
Pour l'association UFC Que choisir, la suppression du juge d'instruction revient à priver les justiciables de cette porte d'entrée dans les tribunaux. "Il ne resterait au consommateur victime de pratiques déloyales que la possibilité de saisir le juge pénal par le biais de la citation directe. Mais cette option est rarement utilisée, car elle suppose d'avoir réuni au préalable toutes les preuves nécessaires afin que le juge puisse apprécier les faits directement. Cela requiert des moyens d'investigation considérables que les citoyens n'ont pas à leur disposition."
Outre l'introduction de jurés populaires dans les tribunaux correctionnels, la chancellerie doit aussi mener à leur terme ces chantiers importants –et nettement plus délicats- initiés par les prédécesseurs de Michel Mercier, à la demande du président de la République. Le nouveau Garde des Sceaux a ainsi confirmé que l'examen au Parlement du texte sur la réforme de la garde à vue était prévu "avant la fin de l'année." Cette réforme était également rendue indispensable (et urgente) par un arrêt du Conseil constitutionnel, lequel avait retoqué "la garde à vue à la française", au motif que les droits de la défense n'y étaient pas suffisamment garantis au regard des normes européennes. La décision de la CEDH vient aujourd’hui "enfoncer le clou." "J'entends bien conduire la concertation sur un rapprochement des Français et de la Justice", avait expliqué la semaine dernière Michel Mercier, qui annonçait aussi le lancement de la concertation "dès le début 2011." De la concertation, il en faudra. De l’habileté aussi.
Didier Maïsto
Directeur de la publication
Mise à jour mercredi 10h41 : Michel Mercier, ministre de la Justice, a fait appel de l'arrêt de la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
qui de mieux placé que Mercier pour reprendre en main les réformes de la justice? Il en connait un rayon sur le manque d'indépendance du parquet.