Il y a un an, jour pour jour, à 10h00 du matin, Paul Bocuse, considéré comme le plus grand chef du XXe siècle, est décédé chez lui, à Collonges-au-Mont-d'Or. Lyon et la gastronomie mondiale étaient en deuil.
En cette fin de matinée, grise et ventée, samedi 20 janvier 2018, les rumeurs allaient bon train sur les réseaux sociaux sur le décès de Paul Bocuse, sans que personne en confirme l'information de manière officielle. À 12h10, je suis le premier journaliste à annoncer officiellement le décès de Paul Bocuse sur le site lyoncapitale.fr . C'est son fils, Jérôme, qui me l'atteste par téléphone. Dans la foulée, le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb tweete.
Jérome #Bocuse a confirmé à @lyoncap que son père, le cuisinier trois-étoiles #Michelin, était décédé. https://t.co/br6DWIYeF6 via @lyoncap
— Guillaume Lamy (@LamyGuillaume) January 20, 2018
La machine médiatique, nationale et internationale, s'emballe. Chacun y va de son qualificatif : "l'empereur de la cuisine française " (Le Figaro), "le pape de la gastronomie" (L'Obs), "le cuisinier du siècle" (Le Monde), "le monstre sacré de la cuisine" (Libération), "la superstar de la cuisine française" (La Croix), "le pape de la gastronomie" (Les Echos), "top French chef" (The Guardian), "celebrated French chef" (New York Times), "French chef who became cultural superstar" (Bloomberg USA), "pope of french cooking" (Daily Mail UK et The Sun), "pope of gastronomy" (The Australian et Malta Today), "mito de la cocina" (La Vanguardia), "pioneer of nouvelle cuisine" (The Telegraph), "master of french cuisine" (Belfast Telegraph et USA Today), "legendary chef of chefs" (Reuters), "the original celebrity chef" (Industan Times), "le chef más influyente del siglo" (El Mundo), "muere el cocinero francés" (El Pais), "chef who popularized nouvelle cuisine movement" (The Washington Post), "il moindo della cucina in lutto" (La Repubblica), "revoluzzer am Herd" (Spiegel).
À 13h57, le guide Michelin tweete sur la mort du "cuisinier du siècle", le plus ancien trois étoiles au monde (1965). À 15h08, un communiqué officiel de la famille est publié sur la page Facebook de Paul Bocuse : "C’est avec une peine immense que nous vous informons du décès de Paul Bocuse. Notre "capitaine" s’est éteint ce 20 janvier à 10h, à l’aube de ses 92 ans. Bien plus qu’un père et un époux, c’est un homme de cœur, un père spirituel, une figure emblématique de la gastronomie mondiale, et un porte-drapeau tricolore qui s’en est allé. Monsieur Paul aimait la vie, le partage, la transmission et son équipage. Ces mêmes valeurs continueront de nous inspirer pour toujours." Le mot est signé de Raymonde, son épouse, Françoise, sa fille et Jérôme Bocuse, son fils.
Immortel
Paul Bocuse s'est donc éteint ce samedi 20 janvier 2018, vers 10h, au soir de sa 92e année. Dans le lit qui l'a vu vu naître, au deuxième étage de la maison familiale, au-dessus de son restaurant de Collonges-au-Mont-d'Or. "Avec la Saône à main gauche" comme il le répétait à l'envi, celle sans laquelle il disait ne pouvoir dormir, et qui a été son phare toute sa vie durant.
On croyait Paul Bocuse immortel, lui qui avait survécu aux balles allemandes à 18 ans, à un triple pontage coronarien à 79 ans et à une opération de la moelle épinière à 87 ans. Paul Bocuse a donc disparu.
Paul Bocuse est un cuisinier qui a vécu à cheval sur deux siècles, entre la poire et le fromage. Hasard ou coup de pouce du bon Dieu, il s'est toujours trouvé là où s'est produit l'événement. Lorsqu'à l'été 1944, le pont de Collonges saute, il s'apprêtait à l'emprunter. Le 28 janvier 1986, au moment où la navette Challenger explose en vol au départ de cap Carnaveral, il se rend à l'aéroport d'Orlando, trente kilomètres plus à l'Ouest. Le 11 septembre 2001, lors des attentats du World Trade Center, il est dans une chambre d'hôtel du Sofitel, à moins de cinq kilomètres à vol d'oiseau. "La vie est une farce, on ne sait jamais quand et comment elle va se terminer." La phrase prend un sens particulier quand il raconte, le regard figé, s'être vu mort dans la plaine d'Alsace, fauché par une balle ennemie passée à quelques centimètres du cœur. Quand on a dix-sept ans, l'épreuve du feu en première ligne oblige à grandir vite et insuffle un extraordinaire appétit de vivre doublé d'un grand sens de la dérision. Paul Bocuse sera sauvé, in extremis, dans un hôpital de fortune américain grâce à de massives transfusions sanguines. Il en conservera une profonde amitié pour ses sauveurs. "À partir de ce jour-là, j'ai vécu ma vie comme j'ai eu envie de la vivre. Mon secret, c'est d'avoir fait ce que les autres n'ont pas osé faire." Les femmes, d'abord. Il les aime et ne s'en cache pas, partageant sa vie à trois, "une pour le déjeuner, une pour le thé et une pour le dîner". Les journalistes, ensuite. Il n'a pas hésité à bannir de chez lui les critiques gastronomiques qui "rançonnaient" les cuisiniers. "Qu'ils aillent se faire foutre !". Prenant un malin plaisir à rebaptiser Le Bottin Gourmand en Potin Mourant, le Gault&Millau en Gros&Nigaud et le Champérard en Champinard, pour la forte propension du patron à siffler les bouteilles... Sacrément gonflé à une époque où les guides faisaient la pluie et le beau temps en cuisine. Les copains aussi, qui étaient de tous ses voyages aux quatre coins du monde. Bocuse, c'est aussi la désinvolture de se faire faire une toque sur mesure plus grande d'une cinquantaine de centimètres que celle des autres pour qu'on ne remarque que lui. Bref, il force son destin et provoque la chance.
Un bout du roman national
De grands destins justement, il y en a eu – et il y en aura encore. Mais celui de Paul Bocuse est de ceux que la France affectionne. Des petits devenus grands. Du "Paulo des bords de Saône", qui braconnait au petit bonheur la chance, au "pape de la gastronomie" qui veille au grain. Humiliation, désir de revanche – quand son patronyme est confisqué pour de sottes histoires de couples – : il y a là tous les ingrédients qui font les grands hommes.
Paul Bocuse, c'est un petit bout du roman national, un pan de notre culture commune. Plus qu'un simple chef, auréolé de son immense toque et de sa veste blanche au liserai bleu blanc rouge de Meilleur ouvrier de France, Paul Bocuse incarnait une certaine idée de la France, un pays de Cocagne bon enfant et plaisant qui s'en est allé doucement. Le souvenir d'une France à la fois rebelle et bien élevée. Un art de vivre suranné. Une gentillesse bienveillante. Et inversement, une bienveillance gentille.
C'est dans ce mini-musée, miroir des bonnes maisons bourgeoises d'antan, et qui balance une cuisine désarmante d'émotion, que vous aurez rendez-vous avec l'impalpable et l'universel. On ne se rend pas chez Paul Bocuse pour "manger", mais bien pour se nourrir d'histoire avec un grand "H". Un peu comme d'autres vont en pèlerinage à Lourdes. On ne va pas à la chasse au miracle, on va chercher une émotion. "Souper" à Collonges – avec ce vocabulaire si désuet, typique de cette génération – dans les salles aux tons crème et vieux rose chers aux bonnes maisons bourgeoises de province –, c'est plonger dans le passé, dans les souvenirs d'une époque qui a cessé d'exister. N'ayons pas peur des mots : Bocuse, c'est un expérience proustienne. Celui de la grande cuisine française. Une cuisine saucière, cocardière et parfaitement codée. "Avec des os et des arêtes". Ce qu'on mange chez Bocuse, ce sont les mêmes plats qu'on a envie de manger tous les jours – "quand on met la cocotte sur la table et qu'on se sert deux fois".
Une guerre mondiale, cinq monnaies, huit papes, douze présidents de la République, quarante-trois Jeux Olympiques. Deux siècles. Lui qui était est né l'année de la première expérience de télévision, partira l'année où Twitter relayait en direct le retour sur Terre de Thomas Pesquet. Une cuillère dans chaque siècle et trois étoiles au Paradis. The show must go on.
> A se procurer absolument, le hors-série collector Paul Bocuse signé Guillaume Lamy aux éditions Lyon Capitale.
> A lire aussi : "L'Auberge du Pont De Collonges - C'est qui le patron?" in Les tables mythiques de Lyon signé Guillaume Lamy aux éditions Lyon Capitale.