De Gaulle et Mitterrand s'étaient employés avant le Président actuel à propulser leur candidat à la tête de la rédaction du célèbre quotidien. Ces pressions témoignent d'une croyance : le journaliste ferait l'élection. Et pourtant...
Nicolas Sarkozy, président de la République, convoque Eric Fottorino, directeur du Monde, pour lui faire part de ses sentiments à l'égard de la recapitalisation du groupe, et assortir ses réflexions de menaces éventuelles. C'est scandaleux, inédit, incongru. Il faut s'en indigner et protester contre cette intrusion de l'Etat dans la liberté de la presse. Mais ce n'est pas nouveau et reflète les fantasmes des hommes politiques français.
Il faut rappeler que Le Monde est né en 1944 par volonté politique : le général de Gaulle et son ministre de l'Information, Pierre-Henri Teitgen (démocrate-chrétien tendance MRP) ont confié Le Temps à Hubert Beuve-Méry. L'alliance entre les gaullistes et les démocrates-chrétiens a été rompue à la fin des années 1940. D'où la première crise du Monde en 1951, qui se traduit par la démission d'Hubert Beuve-Méry, puis par son retour, le général de Gaulle l'ayant remis en selle contre les volontés du MRP.
Ingérences répétées
Bien plus tard, en 1984, le directeur du Monde, André Laurens, est contraint à la démission, par la coalition des proches d'Hubert Beuve-Méry et de la Société des rédacteurs. Mais François Mitterrand, mécontent du directeur « qui ne sait pas tenir ses journalistes », joue également son rôle : il affirme à André Fontaine « vous êtes le successeur naturel » et demande au principal banquier du Monde, la BNP dont le PDG est un de ses proches, de couper les financements.
Les hommes politiques français croient qu'en nommant des actionnaires ils tiennent les rédactions ; et ils croient que les rédactions influencent l'opinion et pour tout dire « font l'élection ». C'est pourquoi aucun homme politique français n'est insensible aux destinées d'un journal, d'une radio ou d'une télévision.
Les médias « font l'élection » : une illusion
C'est pourtant une illusion : les médias ne font pas l'élection, Le Monde ne fait ni l'élection ni l'opinion. Tout au plus influence-t-il le microcosme politico-journalistique parisien, mais dans un jeu de billard à plusieurs bandes, où personne ne sait qui manipule ou intoxique qui.
- En 1981, Valéry Giscard d'Estaing tenait la radio, la télévision et une grande partie de la presse grâce au groupe Hersant ; cela ne l'a pas empêché d'être écrasé par François Mitterrand.
- En 1986, François Mitterrand avait le soutien du Monde, de Libération, des chaînes de télévision, mais il a perdu les élections législatives.
- En 1995, Edouard Balladur était le favori des médias.
- en 2002, Lionel Jospin l'était également. Tous deux ont été laminés.
On pourrait multiplier les exemples, depuis le ministère Villèle qui à l'époque de Charles X achetait des journaux pour avoir « bonne presse », mais dont le patron partit en exil après la révolution de 1830, jusqu'à Nicolas Sarkozy qui croit gagner l'élection de 2012 en nommant le président de France Télévisions.
Electeurs pas dupes
Mais tout cela n'est qu'illusion : les électeurs ne sont pas dupes et les manœuvres sont trop grossières pour les tromper. Si Nicolas Sarkozy avait été plus fin, peut-être aurait-il eu quelque influence ; en se comportant comme il l'a fait, il jette Le Monde dans les bras du trio Bergé-Pigasse-Niel… et se prive de toute influence.
Patrick Eveno, universitaire