Les États-Unis séduisent les élites de la “minorité musulmane”

C’est le privilège des grandes puissances. Les États-Unis travaillent à l’amélioration de leur image. En France et à Lyon en particulier, les Américains misent sur les élites de la “minorité musulmane”.

Article paru dans le mensuel Lyon Capitale d'octobre 2010

La journaliste Wafa Dahman, le politique Ali Kismoune, ou encore le président du Conseil régional du culte musulman, Azzedine Gaci. Autant de Lyonnais qui n’évoquent certainement rien au plus grand nombre. Pourtant, comme François Fillon et Nicolas Sarkozy, ils sont partis pendant trois semaines, tous frais payés, aux États-Unis à l’invitation du Département d’État (l’équivalent du ministère des affaires étrangères).
Créé au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’International Visitor Leadership Program (IVLP) permet à des personnes identifiées comme “futures élites” de mieux connaître les États-Unis en suivant un programme sur mesure : rencontres avec des associations, des politiques, des hauts-fonctionnaires, voire avec des ministres, rien n’est refusé à ces visiteurs internationaux, les “IV”.

Des visiteurs de marque post-11 septembre
Depuis 2001, 20 à 30% de ces “IV” sont “issus de la diversité”*. Questionné sur le sujet, l’ambassade ne cache pas l’action des États-Unis en direction des banlieues et surtout de leurs élites : “Dans le cadre de notre “public diplomacy”, on essaie de s’engager avec la France entière, pas seulement avec les gouvernements, nous explique le porte-parole de l’ambassade, Paul Patin. Aujourd’hui, la France a évolué. Nous cherchons donc à nous adresser aussi à la banlieue pour que les deux pays se comprennent mieux”.
Seulement cela ? Evidemment non. L’ambassade reconnaît volontiers que depuis le 11 septembre 2001, il y a une volonté de mettre “l’accent sur la population musulmane” et ses élites. “Les Américains ont un diagnostic “ethnicisant”. Ils misent sur une France où les logiques de mobilisations minoritaires vont dominer. Alors que, sur un plan sociologique, ce n’est pas le cas aujourd’hui “, analyse Vincent Geisser, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman.

Améliorer l’image des États-Unis et lutter contre le terrorisme
En invitant ces futurs “leaders”, les États-Unis cherchent avant tout à améliorer une image largement dégradée par le lancement de la “croisade” contre le terrorisme de George Bush, dans l’ensemble des pays à forte population musulmane, dont la France (lire notre entretien). “Malgré la chute du bloc communiste, l’après 11 septembre nous a rappelé que nous avions du travail à faire”, euphémise le porte-parole de l’ambassade. Le discours développé consiste à dire, en substance : “Nous faisons la guerre au terrorisme mais pas aux musulmans”.
Les actions se sont encore multipliées avec la guerre en Irak. À Lyon, le consul, qui a quitté ses fonctions cet été, entretenait des contacts réguliers avec les représentants musulmans. Harry Sullivan a notamment participé à des rencontres avec des intervenants du Département d’État dans la mosquée de Croix-Luizet, à Villeurbanne, dirigée par Azzedine Gaci, représentant du Conseil régional du culte musulman (CRCM). Lequel est parti en tant qu’IV en 2007. La dernière rencontre en date, en mars 2010, a notamment permis d’aborder la politique américaine au Moyen-Orient. C’était aussi l’occasion de distribuer une brochure sur “Être musulman aux États-Unis”, en français dans le texte, édité par le Département d’État. Autre initiative, le consulat met en place avec le lycée musulman Al-Kindi de Décines un échange professeurs/élèves. “Nous sommes au stade de la prise de contact. L’idée est de monter un partenariat avec d’autres écoles musulmanes aux États-Unis”, expose l’attaché culturel du consulat, Victor Vitelli.
“Derrière cette politique d’amélioration de leur image, apparaît clairement la lutte contre le terrorisme que les Américains abordent de manière très pragmatique. En France, nous faisons un continuum entre barbe, fondamentalisme et terrorisme. Pour les Américains, peu importe leur islam. Ils ne veulent pas idéologiser le terrorisme : “qu’ils soient pro-américains ou pas, l’essentiel est qu’ils ne soient pas contre nous”, explique Vincent Geisser.

Pas seulement l’effet Obama
Ce travail de “soft lobbying” pour montrer une image positive des États-Unis va de pair avec un activisme croissant pour repérer les “futures élites”, surtout depuis l’élection de Barack Obama.
À Lyon, cet activisme se décline sous la forme d’un soutien apporté aux associations qui travaillent sur la “promotion de la diversité”. Des liens ont donc naturellement été créés entre le club Rhône-Alpes Diversité et le club Convergences qui ont précisément pour objet de faire émerger ces élites. Les présidents respectifs sont partis aux États-Unis (lire par ailleurs) et participent régulièrement à des réceptions à l’ambassade ou au consulat. Des rencontres sont régulièrement organisées pour les membres de Rhône-Alpes Diversité autour d’intellectuels américains en tournée en Europe.
Certes, au regard du coût du programme IV, l’engagement du consulat reste faible. Mais le symbole est fort. “Ils ont le plus grand who’s who sur la diversité de France”, salue Ali Kismoune, le président du club Rhône-Alpes Diversité.
Parmi ces “élites lyonnaises de la diversité”, telles que repérées par les États-Unis, tous font part de leur admiration pour la société multiethnique que sont devenus les États-Unis. À l’inverse, tous signent l’échec de l’égalité républicaine. La journaliste Wafa Dahman le résume à travers un échange qu’elle a eu aux États-Unis : “J’étais avec un policier de Seattle dont les parents sont jordaniens. Je me suis présentée comme “immigrée de deuxième génération d’origine tunisienne”. Il m’a repris : “vous êtes française de première génération”. Je me suis rendu compte à quel point j’avais intégré le discours qui nous renvoie toujours à nos origines”.
*Source : ambassade des États-Unis
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Les élites selon Washington
Ces personnalités lyonnaises ont été repérées comme les leaders de la France de demain et sont parties, à une exception près, aux États-Unis en tant que Visiteur International.
Mustapha Kessous
31 ans. Journaliste. Après avoir collaboré par Lyon Capitale, il travaille aujourd’hui pour Le Monde. Visiteur International en 2004.
Son regard sur les États-Unis : “Si j’avais 20 ans, j’aurais tenté de m’installer là-bas, où, si on sent que vous êtes bon, on vous fait pleinement confiance. Quelles que soient les considérations d’origine. En France, on regarde d’abord votre milieu social, votre école, vos diplômes, vos origines. Les États-Unis restent le pays des opportunités”.

Ali Kismoune
37 ans. Chargé de mission auprès du groupe PS au conseil général du Rhône. Il est surtout connu pour présider Rhône-Alpes Diversité. Un club de 150 membres qui promeut la “diversité” et réfléchit aux outils de lutte contre la discrimination. Visiteur International en 2009.
Son regard : “La première fois que j’ai rencontré le consul américain de Lyon, il m’a demandé ce qu’il pouvait faire pour nous aider. Depuis, le club reçoit régulièrement des conférenciers américains en tournée en Europe”. Deux ans plus tard, l’attaché culturel du consulat lui propose de partir pour les États-Unis : “S’agissant de la diversité, c’est un pays exemplaire. Dans toutes les entreprises, le top-management est à l’image de la société. C’est là que j’ai compris que si on ne fait rien en France, on arrivera à une politique de quota”.

Wafa Dahman
45 ans. Journaliste. Fondatrice de Radio-Salam, elle partage son temps entre la radio et la télé (France 3). Visiteuse Internationale en 2008.
Son regard : “J’ai été flattée de partir dans la lignée de personnalités aussi importantes que Fillon ou Sarkozy alors qu’en France on a du mal à être perçus comme de simples citoyens”. Elle rejette l’expression “discrimination positive”, qui “pose mal le problème de l’intégration en France des personnes issues de l’immigration”. “Je souhaite que nos politiques s’inspirent de l’expérience américaine, d’“affirmative action”, qui même si elle n’est pas parfaite, oblige les entreprises à avoir dans leur personnel un pourcentage issu des minorités ethniques, tout en restant intransigeantes sur les compétences. S’inspirer ce n’est pas copier. Mais il faut trouver le moyen de lever les blocages qui empêchent l’intégration et l’évolution professionnelles d’une personne du fait de son patronyme ou de son faciès trop typé”.

Amard Dib
46 ans. Médiateur du Département du Rhône. Membre du collège de la HALDE jusqu’à avril dernier, il siège au conseil d’administration de l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration). Il est le président-fondateur du Club Convergence depuis 1992 pour “promouvoir la diversité”. Visiteur International en 2006.
Son regard : “Leur pragmatisme m’a beaucoup plu. Les Américains ne s’arrêtent pas à la couleur de la peau ou à l’origine sociale alors que c’est encore le cas en France”. Par contre, il ne souhaite pas importer un modèle de quota : “Je suis contre la discrimination positive car je suis convaincu qu’on a un arsenal de lois suffisant. Il manque surtout un discours politique fort”.

Jihad Belamri
43 ans. PDG de BEE (une PME villeurbannaise d’études et d’ingénierie industrielles). En 2002, il a fondé le Club Convergence qu’il a depuis quitté. En 2006, il a créé l’association Créacteur qui aide à la création d’entreprise aux Minguettes. Il est membre de la Commission Attali. Contrairement aux autres, il n’a pas été Visiteur International.
Son regard : “Depuis 2001, ils ont fait d’énormes efforts pour comprendre la communauté musulmane. À son arrivée à Lyon en juillet 2007, le précédent consul Harry Sullivan (il est parti cet été, ndlr), était très curieux de rencontrer des gens qui portaient des initiatives sur ce qu’ils appellent les minorités. Harry était très moteur dans les échanges. En 2007, à la CCI, nous avons eu une rencontre avec l’ambassadeur et des chefs d’entreprise américains sur la problématique de lutte contre les discriminations. Cette année, toujours sur cette question, un entrepreneur et une chercheuse sont venus me rendre visite à Villeurbanne pour comprendre comment ça fonctionne dans une petite PME lyonnaise”. De ces échanges, il retient la loi américaine qui “oblige les institutions publiques à donner du travail aux personnes issues des minorités”. Une idée défendue au sein de la Commission Attali.

Azzedine Gaci
Le président du CRCM Rhône-Alpes (membre de l’Union des Organisations Islamiques de France – UOIF) et recteur de la mosquée Othmane de Villeurbanne est également parti en tant que Visiteur International en 2007. Il entretient des relations régulières avec le consulat. Par trois fois, il a organisé avec le consul des rencontres-débats autour de conférenciers sur la politique américaine. Il a été invité chez lui, à participer à la rupture du jeûne lors du Ramadan. Il n’a pas donné suite à notre demande d’entretien sur le sujet.

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“Les visiteurs internationaux ne sont pas une cinquième colonne”
Deux questions à Tawfik Bourgou, Maître de Conférences en Science Politique à Lyon 3, et directeur-fondateur du Centre d’Études de la Politique et des Institutions Américaines (CEPIA). Lui-même est parti en tant que Visiteur International en 2004. Il écrit actuellement un livre De la diversité en France, vue depuis Washington.
Lyon Capitale. Qu’est-ce qui explique, notamment à travers le programme “International Visitor” (IV), l’intérêt des États-Unis pour la diversité en France et à Lyon en particulier ?
Tawfik Bourgou : Différentes variables expliquent cet intérêt : d’abord la croyance en la possibilité d’une montée en puissance politique des personnes issues de l’immigration. À mon sens cela est relativement faux, car les voies de sélection du personnel politique sont plus sélectives et plus fermées qu’aux États-Unis et d’ailleurs elles paraissent particulièrement bouchées pour les “candidats” issus de l’immigration maghrébine.
La seconde variable est certainement religieuse, il y a confusion entre communauté au sens ethnique du terme et communauté au sens religieux. Mais il s’agit là d’une approximation qui fausse à mon sens le rapport des États-Unis à cette communauté.
C’est une des hypothèses de mon livre De la diversité en France, vue depuis Washington (actuellement en préparation, ndlr) : dans la quête d’une meilleure image dans le monde arabo-musulman, les États-Unis s’appuient sur des élites qui agissent dans des espaces démocratiques, qui sont en capacité de discuter avec les États-Unis, y compris d’options de politique de défense ou de politique étrangère américaine qui ne seraient pas favorables au monde arabo-musulman, sans pour autant que cela ne déclenche une hostilité ou une confrontation. En attirant des élites disposant d’une possibilité de dialogue démocratique (option absente dans l’ensemble du monde arabo-musulman) les États-Unis disposeront d’interlocuteurs et de passerelles. En même temps les Américains montrent que l’hostilité vis-à-vis d’eux est plus liée à des variables politiques locales, une sorte d’exutoire ou de défouloir. On peut valider au moins partiellement cette option.

Les personnes approchées sont-elles de “Future Young Leaders” ou une “future cinquième colonne” ?
Les médias français ont découvert “soudainement” le programme IV, uniquement lorsque des gens issus de l’immigration maghrébine ont été approchés. Or, presque tous les responsables politiques français actuels ou passés ont fait le voyage de Washington. Des représentants des forces armées, généralement de très haut rang, des magistrats, des capitaines d’industrie, etc… Ceux-là n’ont pas éveillé des soupçons. Mais dès que l’intérêt s’était porté sur les personnes issues de l’immigration maghrébine, il y a eu une sorte de suspicion, un déni de responsabilité, voire un déni de loyauté. Comme s’il y avait un passage à l’ennemi.

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