Selon les sources, entre 70 et 80% des prostituées sont d’origine étrangère. Jusqu’au début des années 90, les Françaises étaient largement majoritaires. Le prisme de l’immigration est incontournable pour comprendre la prostitution actuelle. Quatre questions autour d’un phénomène.
1. Sont-elles toutes victimes de la traite ?
Un constat : le nombre de procédures ouvertes pour proxénétisme par la PJ et la sûreté départementale est stable puisqu’il oscille entre 25 et 35 affaires par an. Selon la sûreté, cela permet de “libérer” en moyenne deux filles pour chaque affaire. Ces chiffres sont à rapprocher des quelques 400 à 500 personnes qui se prostituent par an dans la grande région lyonnaise. À partir de là, les interprétations divergent.
Pour l’association de santé communautaire Cabiria, cela signifie que la contrainte physique représente une minorité des cas. L’association s’appuie sur une enquête menée de 2002 à 2003 sur le “trafic d’êtres humains” basée sur la parole des femmes recueillies par cinq associations (deux françaises, une italienne, une espagnole et une autrichienne). Il ressort de cette enquête que seuls 19% des départs sont forcés.
“À une extrémité, les expériences vécues par des femmes qui ont été enlevées, violées, utilisées et maltraitées présentent des circonstances où la violence et l’abus n’ont pas de limite, écrit Françoise Guillemaut, la sociologue qui a coordonné l’enquête. À l’autre extrémité, nous trouvons les femmes qui voyagent grâce à des réseaux de solidarité (celles qui sont déjà installées aident leurs amies ou membres de leur famille à venir, sans contrepartie). Entre ces deux extrémités, un homme force son épouse à travailler pour lui. On trouve aussi des femmes traitant avec les gens qui facilitent leur voyage à l’étranger puisque les “agences de passeurs” ont pignon sur rue dans leur pays d’origine. D’autres font plusieurs voyages”. Pour l’Amicale du Nid, au contraire, qui accompagne les prostituées dans une démarche d’insertion, le faible nombre de dénonciations de proxénète signifie surtout que les prostituées ont peur des représailles sur leur famille restée au pays et sur elles-mêmes.
2. Les réseaux : quels réseaux ?
À la base de la prostitution des migrantes, il y a des personnes qui cherchent à atteindre l’Europe occidentale considérée comme un Eldorado comparé à la situation économique de leur pays. Les réseaux qui permettent aux femmes d’accéder aux pays occidentaux fonctionnent sur la dette et sont structurés par nationalité. Selon des sources policières et associatives, une femme du Nigeria peut payer jusqu’à 60 000 euros pour atteindre Lyon. Et si elle n’était pas mise au parfum avant de partir, on lui explique sur place qu’elle n’a guère que la prostitution pour espérer rembourser sa dette pour pouvoir ensuite envoyer de l’argent au pays. Dans les réseaux dits de “filles de l’Est”, il semblerait que le recours à la violence physique pour contraindre les femmes à se prostituer est plus répandu. C’est ce que déduisent les associations abolitionnistes des quelques affaires qui ont émaillé la chronique judiciaire (lire encadré “séquestrée à 17 ans”). Mais là encore, faute d’enquête plus poussée sur cette population, difficile d’aller au-delà du conditionnel. Se basant sur les témoignages des personnes reçues dans l’association, Cabiria, à l’inverse, défend l’idée que les pressions sont d’autant plus fortes que la personne est dans une situation précaire, notamment vis-à-vis du droit au séjour sur le territoire français. “Il est toujours plus facile de faire du chantage à la pression sur la personne ou sur sa famille quand la personne est en situation irrégulière”, analyse la directrice de Cabiria, Florence Garcia. Le changement a été notable avec les bulgares et les roumaines suite à l’entrée de leur pays respectif dans l’Union européenne (le 1er janvier 2007). “On ne voit plus d’histoire de femmes qui viennent avec leur copain qui les mettait sur le trottoir, poursuit la directrice de Cabiria. Ça reste les hommes qui contrôlent les réseaux de passage et la manière dont on se prostitue. Cela se fait sous la forme d’un “contrat à durée déterminée” qui met quelques mois voire un an à être remboursé”.
3. Victimes ou délinquantes ?
Sur le papier, en ratifiant en 1960 la convention de l’ONU de 1949 sur la traite des êtres humains, la France protège les prostituées considérées comme victimes. D’où les subventions versées aux associations, type Amicale du Nid, qui travaillent à l’”insertion” par le travail et le logement des personnes prostituées. D’où aussi la loi de sécurité intérieure de mars 2003 qui permet à une personne en situation irrégulière d’obtenir des papiers si elle dénonce son proxénète. À ce niveau-là, un problème se pose : la “dénonciation contre régularisation” est contraire à la convention du Conseil de l’europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Toutes les associations dénoncent une instrumentalisation des prostituées. L’application de la loi n’est guère satisfaisante. Outre le fait que peu de prostituées se précipitent pour dénoncer leur proxénète (voir premier point), la délivrance de titres de séjour est variable d’une préfecture à une autre. Et celle du Rhône est à classer parmi les mauvais élèves. Selon les associations, la préfecture ne donne que des récépissés de trois mois qui sont régulièrement non renouvelés sans explication alors même que l’enquête judiciaire est en cours. Or avec un récépissé de trois mois, il est difficile d’aller trouver un employeur. “Même après un procès qui a vu condamner des proxénètes, certaines n’ont toujours qu’un récépissé”, expose la directrice de l’Amicale du Nid, Pascale Marcelin. Au final, de la loi sur la sécurité intérieure, les prostituées ne voient bien souvent que le volet répressif, à savoir les arrestations pour racolage.
4. Toujours là malgré le démantèlement des réseaux ?
Lyon a connu trois importants procès de proxénétisme. Le premier, en 2000, a fait tomber un réseau albanais. Sept hommes et une femme ont écopé de peines de prison ferme. Le deuxième, en juillet 2007 a conduit à la distribution de 30 années de prison au quatorze membres du clan Gologan, du nom de ce malfrat roumain accusé d’avoir fait tourner une cinquantaine de filles à Perrache. Les troisième et quatrième procès ont vu tomber deux réseaux bulgares, soit la condamnation d’une quinzaine de personnes dont Atanas le caïd de Varna. Pour autant, malgré ce tableau de chasse, les filles reviennent ou, pour certaines ne repartent pas.
La première réponse apportée par le commandant de la brigade de préservation sociale de la sûreté du Rhône, Jean-Louis Giroud est d’ordre commercial : “la nature a horreur du vide. Tant qu’il y aura une demande, il y aura une offre. Les albanais ont été remplacés par les roumains qui ont eux-mêmes été remplacés par les bulgares”. D’autres voix dans la police, comme le secrétaire départemental du syndicat Unité (majoritaire) Thierry Clair, dénoncent les faibles moyens pour démanteler des filières et l’orientation de l’activité vers une “politique du chiffre” qui conduit à “faire pratiquer de l’interpellation pour racolage aux services de voies publiques”. Selon les différentes polices (sûreté et PJ), certaines filles restent et continuent en indépendante. Pour Jean-Louis Giroud des Mœurs, il y aurait quelques filles de l’Est dans ce cas-là. Mais personne n’ose avancer de chiffres globaux.