"Les Turcs veulent aujourd'hui se débarrasser des Kurdes"

Gérard Chaliand est géopoliticien, spécialiste des conflits armés. Il était l'invité, mardi 21 avril d'une conférence organisée par la région Rhône-Alpes, sur le centenaire du génocide arménien. Lyon Capitale l'a rencontré.

Quelle est la réalité de la reconnaissance du génocide arménien aujourd'hui ?

D'abord la chose est largement connue de la société civile mondiale, ce qui est très important à l'heure où l'opinion publique joue un rôle essentiel.

Selon l'Institut national arménien, vingt-et-un pays ont reconnu les massacres des Arméniens comme un "génocide" dont la France, la Russie et aujourd'hui l'Allemagne qui vient de le faire en admettant aussi sa coresponsabilité et sa complicité dans les massacres de 1915, ce qui est extrêmement courageux et symboliquement très fort (l'Allemagne était, à l'époque des faits, alliée de l'Empire ottoman, NdlR). Quant aux Etats-Unis, ils ont toujours pris soin de ménager leur excellent allié qu'est la Turquie à l'OTAN, la Turquie qui, d'ailleurs, a joué un rôle stratégique dans les intérêts américains au Moyen-Orient.

Si ce génocide avait été perpétré par la Corée du Nord, ça aurait été plié. Mais sur le plan géostratégique, avec la Turquie c'est très complexe. Les gouvernements font de la real politik.

Pourtant, en 1919, une cour martiale turque a condamné les principaux responsables du génocide...

À l'époque des massacres, les Allemands sont restés chez eux, alors qu'ils savaient ce qui se passait, les Autrichiens aussi. Quant aux Jeunes Turcs, ils quittent le pays parce qu'ils se savent criminels ; ils savent qu'ils vont avoir des comptes à rendre aux alliés. Effectivement, en 1919, un procès se tient devant un tribunal militaire ottoman. L'ensemble du comité central des Jeunes Turcs, essentiellement réfugiés en Allemagne, est condamné à mort.

Donc, au final, le génocide des Arméniens a été reconnu dès 1919...

Oui, mais le terme génocide n'existe pas à cette époque. C'est un juriste juif polonais, Raphaël Lemkin, qui conceptualise le mot génocide pendant la Seconde guerre mondiale pour qualifier les massacres perpétrés par les nazis. Raphaël Lemkin dit clairement s'être inspiré de l'extermination des Arméniens pour inventer le terme de génocide.

En 1915, les Anglais et les Français avaient parlé de "crime de lèse-humanité".

La reconnaissance du génocide des Arméniens est devenu l'objet de conflits diplomatiques. La Turquie a joué un rôle important pour les Etats-Unis au Moyen-Orient. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Aujourd'hui, la Turquie n'a pas le même agenda que l'Europe ou les Etats-Unis. Les Etats-Unis bombardent Daesh comme étant l'adversaire principal et immédiat, alors que M. Erdogan souhaite qu'on s'attache directement au régime de Bachar al-Assad et qu'on crée une zone de non-survol qui permettrait de se débarrasser des Kurdes de Syrie parce qu'ils sont justement à la frontière. Erdogan pourrait alors se poser en grand champion du sunnisme. Autrement dit, les Turcs n'ont pas du tout les mêmes objectifs que ceux que nous poursuivons.

Depuis 2008, on s'aperçoit que la politique turque a changé. Jusqu'à cette date, les Turcs faisaient des manœuvres conjointes avec les Jordaniens et les Israéliens. Mais ils ont changé. En 2010, ils ont créé l'incident du bateau le Mavi Marmara qui voulait amener des vivres à Gaza. S'en sont suivis de violents affrontements meurtriers avec la marine israélienne. On a été au bord de la rupture diplomatique.

Les Turcs jouent désormais un rôle de leader du sunnisme alors que c'est un Etat qui se réclamait d'une tradition séculière depuis Mustafa Kemal et la suppression du califat en 1924. Aujourd'hui, force est de constater un retour d'un islam de moins en moins modéré.

La Maison Blanche se refuse encore à employer le mot génocide. Pensez-vous qu'elle le fera un jour ?

C'est possible. Ça dépendra de qui sera au pouvoir et de l'attitude de la Turquie.

Et c'est envisageable que la Turquie reconnaisse ce génocide ?

Pour moi, c'est exclu. Je ne dis pas jamais mais dans l'agenda du court et du moyen-terme, je n'y crois pas. Il est très difficile à un Etat de reconnaître qu'il a menti depuis un siècle. On est dans le mensonge absolu.

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