Marchés publics : le Grand Lyon devra-t-il payer 68 millions à Dalkia ?

Le marché du chauffage urbain, cauchemar de Gérard Collomb sous son premier mandat, pourrait bien le hanter à nouveau ces prochaines années. Il passait fin septembre devant le Tribunal Administratif. Dalkia réclame 68 millions d’euros au Grand Lyon. Le jugement sera rendu dans les prochaines semaine.

“Je pensais que c’était une vieille histoire, donc je n’ai jamais remis ça sur le tapis, car je ne suis pas de ceux qui mettent les autres en accusation, à une condition, c’est qu’on ne vienne pas me chipoter. (…) Parce que je peux vous dire qu’avant, alors pour le coup, la façon dont étaient remis les marchés, était quand même un peu délirante.” Furieux d’une intervention d’Henry Chabert dans Lyon Capitale en marge de “l’affaire Cizeron” (1), Gérard Collomb avait piqué une très grosse colère en séance plénière du Grand Lyon, le 15 juin dernier. Cette “vieille histoire des marchés” revient pourtant en force dans l’actualité. Jeudi 24 septembre, le tribunal administratif de Lyon avait de nouveau à étudier le cas du marché de chauffage urbain. Il s’agit d’une des plus grosses délégations de service public du Grand Lyon, un marché de 500 à 600 millions d’euros sur 25 ans, qui permet de chauffer la plupart des équipements publics et parapublics de la rive gauche du Rhône, ainsi que de grands ensembles d’HLM ou de logements privés (lire par ailleurs). Les enjeux financiers sont évidemment colossaux. En 2008, la note s’est élevée pour l’ensemble des 406 clients du réseau à plus de 32 millions d’euros. Une note en forte hausse, ce qui a suscité la création d’une association d’usagers, l’Asucly (lire Le Grand Lyon ne se bat pas sur les prix). Ce n’est pourtant pas cette question tarifaire qu’avait à étudier le Tribunal administratif. Pas encore du moins.

Un marché illégal depuis son origine

Le TA s’intéresse au contrat passé entre le Grand Lyon et les sociétés privées (Prodith, Dalkia puis Elvya) chargées du réseau depuis sa création en 1970, qui font toutes partie de la nébuleuse Veolia, l’ex-Générale des Eaux. Car aussi incroyable que cela puisse être, ce marché gigantesque est exploité de manière irrégulière depuis son origine (lire 40 ans de gestion désastreuse). En 2001, lors de son arrivée au pouvoir, Gérard Collomb (PS) s’était appuyé sur un ancien banquier barriste, Patrick Bertrand, pour remettre un peu d’ordre dans l’ensemble des marchés passés par le Grand Lyon. Finis les marchés truqués et les commissions occultes qui avaient fait l’actualité judiciaire de la cité ! Même s’il n’avait jamais fait l’objet de polémiques judiciaires, le marché du chauffage était clairement un de ceux à remettre à plat. Et pour cause, il avait fait l’objet de tellement d’avenants que plus personne ne savait dire jusqu’à quelle date il était censé s’exercer ! Comme si la Générale des Eaux, via ses filiales, avait obtenu ce juteux contrat à vie sans avoir à repasser par des mises en concurrence… Le marché a donc été cassé et relancé à la concurrence en 2004. Surprise, c’est le sortant qui a été reconduit !

Démission de Patrick Bertrand

Surprise car beaucoup estimait qu’il n’offrait pas techniquement et écologiquement la meilleure offre. Surprise aussi, car l’appel d’offres a permis de découvrir qu’il pratiquait des prix beaucoup trop élevés. Patrick Bertrand dénonce alors une intervention du cabinet de Gérard Collomb en faveur de Dalkia et démissionne avec fracas (lire entretien : "Sur certains marchés, Collomb n'a pas eu une attitude correcte") : “Il y avait trois candidats : Dalkia, Gaz de France et Enerpart. Je pensais que Dalkia devait être écarté, car c’était manifestement des menteurs ! Ils étaient les sortants et proposaient une baisse de 30% de leur prix, alors que pendant 15 ans, ils nous avaient assuré que leur marge n’excédait pas 10% !” Plus largement, Patrick Bertrand estime que Gérard Collomb a cédé aux pressions de grands groupes, au détriment des intérêts de la collectivité (lire entretien).

En attendant, malgré la polémique, le nouveau contrat signé avec Dalkia présente au moins un sérieux avantage : “il y a eu une baisse moyenne des prix de 27% pour les usagers” annonce Dalkia. Mais les deux candidats malheureux n’en restent pas là : ils intentent un recours au Tribunal Administratif, qui estime en décembre 2005 que le Grand Lyon a manifestement violé le principe d’égalité entre les candidats et annule l’appel d’offres. Il décèle au moins un vice de procédure flagrant (lire par ailleurs). Le Grand Lyon aurait dû logiquement en tenir compte et relancer immédiatement la procédure d’appel d’offres. “Si on l’avait fait dès 2004, cela aurait été mieux pour les usagers. Et la chaufferie au bois, qu’on attend toujours, serait aujourd’hui réalisée” défend l’avocat d’Asucly, Cédric Vial.

Mais politiquement, la décision est dure à prendre, alors que s’ouvre la campagne électorale. Le Grand Lyon décide de gagner du temps en faisant appel. Peine perdue, la décision est confirmée en janvier 2007. Le Grand Lyon s’obstine pourtant, multipliant les recours, au point de recevoir une amende pour procédures abusives. Quitte à payer des astreintes (500 euros par jour), le Grand Lyon ne relance toujours pas l’appel d’offres, ce qui semble maintenant difficile avant 2011-2012. “Ce qui n’est pas compréhensible, c’est pourquoi le Grand Lyon s’acharne à défendre Dalkia de cette façon” s’interroge Patrick Bertrand. Au TA il y a quelques jours, le Grand Lyon a demandé une nouvelle fois que le contrat avec Dalkia ne soit pas annulé, plaidant que “c’est à tort que le tribunal et la Cour ont jugé illégale la décision de signer la convention” et que “cette illégalité n’a en tout état de cause pas de conséquence sur la validité de cette convention.” Il y a peu de chances qu’ils soient entendus (lire le pari risqué du Grand Lyon).

Si le TA confirme l’annulation de la convention, restera une question : à combien se portera l’indemnité due à Dalkia ? La société réclame 68 millions d’euros. Elle a d’autant plus intérêt à demander une forte indemnité que le Grand Lyon a annoncé que cette dernière sera payée par le futur délégataire (lire Qui paiera l’addition ?). Plus elle sera élevée, plus cela pourrait décourager d’éventuels candidats… Et donc augmenter les chances de Dalkia de se succéder à elle-même. Morale de l’histoire, il y a fort à parier que Dalkia sera reconduite en 2012. Cela ne ferait que conforter la mainmise de l’ex-Générale des Eaux dans une agglomération où elle est historiquement très présente. La seule différence serait qu’elle aurait, enfin, un contrat régulier pour exploiter ce marché. Sauf si de nouveaux recours…

Qui paiera l’addition ?

Le principal enjeu du procès en cours au Tribunal Administratif, est de savoir si Dalkia sera indemnisé de ses investissements et de son manque à gagner, et si oui à quelle hauteur. Dalkia réclamant la bagatelle de 68 millions d’euros, comme l’ont révélé nos confrères de Tribune de Lyon, cela pourrait donner des sueurs froides à plus d’un président d’agglomération ! Mais pas à Gérard Collomb… “Wait and see. Ce n’est pas la fin du monde” confie-t-il à Lyon Capitale. “C’est le futur concessionnaire, quel qu’il soit, qui prendra en charge la somme. Le Grand Lyon n’aura même pas à l’avancer” poursuit le président du Grand Lyon. Cette annonce fait sortir de ses gonds Jean-Paul Simoens, le président de la toute nouvelle association des usagers du chauffage urbain (Asucly) : “Mais qui paiera au final ? Les usagers ! Si le concessionnaire doit faire un gros chèque, il le répercutera dans ses tarifs.” Simoens estime que ce n’est pas aux usagers de ce service à payer les défaillances du Grand Lyon, qui n’a pas su gérer son appel d’offres. Alors qui doit payer, l’usager ou le contribuable ? La question pourrait bien se retrouver un jour devant les tribunaux. Mais il faut la relativiser : les deux-tiers des usagers du chauffage urbain sont… des bâtiments municipaux ou publics. D’une manière ou d’une autre, si une grosse indemnité est décidée, elle se retrouvera donc dans les feuilles d’impôts… Quoi qu’en dise Gérard Collomb.

Les principaux clients du chauffage urbain

Le chauffage urbain de Lyon, c’est avant tout un réseau de canalisations de 132 km, alimenté par d’impressionnantes chaufferies. Il fournit ainsi eau chaude, chauffage et parfois fraîcheur au Centre commercial de la Part-Dieu, aux tours du Crédit Lyonnais et Oxygène, à la BM, l’auditorium, la gare, les Halles Bocuse, la bourse du travail, le Grand Lyon, le Département, les mairies des 3e, 6e, 7e et de Villeurbanne, la halle Tony Garnier, le siège de l’OL, la patinoire Baraban, les piscines Garibaldi et Gratte-ciel, le Palais des Sports, les tribunaux, la Manufacture des Tabacs, le Parc de la tête d’Or et ses serres, le quartier Général Frère, l’Hôtel-Dieu, HEH, Saint-Luc Saint-Joseph, comme la plupart des lycées, collèges, écoles, gymnases, cliniques et surtout HLM du secteur.

Le pari risqué du Grand Lyon

Le Grand Lyon semble avoir fait le pari de faire traîner. Tout le temps qui passe joue en faveur de Dalkia : ils exploitent un marché qui est déjà rentable, alors que sur ce genre de marché, normalement, les premières années sont déficitaires” décrypte un fin connaisseur du dossier. Effectivement, Elvya, filiale de Dalkia affiche un déficit de 1,5 million d’euros en 2008, mais a provisionné 3 millions pour risques juridiques liés au procès. Elle est donc structurellement assez rentable. Ce même spécialiste poursuit : “Le temps joue aussi en faveur du Grand Lyon : plus Dalkia amortit ses investissements, moins le montant du chèque à lui faire à la fin sera important. Sauf qu’avec l’analyse du rapporteur public, on est mal ! Il plaide pour une nullité dès l’origine. En clair, les amortissements ne seront pas pris en compte, puisque le contrat est nul, et on devra les rembourser plein pot. Dalkia aura gagné sur les deux tableaux !” Il n’y a plus qu’à espérer que les conseillers juridiques du Grand Lyon aient fait le bon choix.

(1) La polémique est née du départ du directeur de cabinet de Gérard Collomb au Grand Lyon, Christophe Cizeron, pour un poste important chez GL events, groupe soupçonné d’avoir été aidé par le Grand Lyon pour établir un quasi-monopole sur les congrès à Lyon. Henry Chabert avait alors déclaré : “Il faut faire attention et bien faire la différence entre la rigueur dans l’attribution des marchés et le copinage… mais je parle en général, évidemment.”

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