S'il y avait une échelle de la boue, la 14e édition du tour du lac d'Annecy par les montagnes, l'un des événements majeurs du trail en France, aurait certainement atteint son point culminant. Récit de l'intérieur.
On la surnomme la damnée de la terre. La boue, cette sorte d'entre-deux géomorphologique protéiforme. Un champ expressif à part entière - chantée par Petula Clark, Jane Birkin et Les Négresses Vertes... -, une nouvelle expression esthétique, la voie vers d’insolites manières de se mouvoir. Car la boue demande du mouvement. Glissante, collante, liquide, pâteuse, grasse, molasse, sirupeuse, à certains égards muctilagineuse... La boue modifie la topologie. Elle déforme aussi les corps. Il suffit de jeter un œil aux coureurs qui vous précèdent, essayant d'éviter les racines des arbres et les pierres bien planquées sous les pelletées de boue : une sorte de pantin en version short-pipette, avec casquette sur la tête, qui court les jambes écartées, les pieds en "11h10".
Les 2 276 coureurs inscrits sur la MaXi-Race, qui se courait samedi 1er juin, se souviendront de ce millésime 2024. L'épreuve reine (93 km - 5 211 D+) de l'événement éponyme, l'une des courses de plus de 80 km les plus denses du calendrier français en termes d'élites et l'une des plus belles (tour du lac d'Annecy par les montagnes) s'est déroulée sous une météo fraîche et nuageuse mais sans une goutte de pluie - contrairement aux prévisionnistes qui annonçaient des orages en début de soirée. Sans pluie mais sur des chemins détrempés par les fortes précipitations des jours précédents. L'eau s'est infiltrée, longtemps et en grandes quantités, et a réémergé sous forme de boue qui débordait de partout, façon magma rampant ou lave terrienne, vase à certains endroits ou encore substance prodigieusement gluante à d'autres.
Fêtards et casoars
5h03 du matin. Départ de la troisième des cinq vagues (pour fluidifier le début de course, en fonction du niveau de chaque coureur), en bord de lac. Une centaine de spectateurs donne de la voix, fumigènes de sortie, façon triomphe des héros.
Les "héros", ce sont 2 276 coureurs qui vont tenter de faire le tour du deuxième lac d'origine glaciaire de France en passant par les montagnes (massif des Bornes, avec le sommet de la Tournette, à 2 350 m d'altitude, la tête du Parmelan, le mont Veyrier, le roc de Chère, les dents de Lanfon, le Lanfonnet, et massif des Bauges avec, notamment, le Semnoz, le roc des Bœufs et le Taillefer) en 20 heures et des poussières.
Les lampes frontales du peloton éclairent l'avenue d'Albigny qui longe le lac et l'esplanade verte du Pâquier, où une nuée de fêtards tout juste sortis de boîte pousse ses dernières vocalises à l'endroit des casoars du jour.
Direction la longue et douce montée en direction du Semnoz, 17,5 kilomètres pour 1 180 mètres de dénivelé positif. L'air est frais dans les sous-bois, la nature s'éveille, les oiseaux sont encore silencieux. Le lac, qu'on aperçoit entre les trouvées vertes, est noyé dans un épais brouillard. Les souffles se font un peu plus courts. Ambiance studieuse.
Pantins désarticulés
7h50, arrivée au sommet, à 1 483 mètres, porte d'entrée du massif des Bauges En hiver, on y fait du ski. Premier des trois ravitaillements de la MaXi-Race. Malgré l'heure assez matinale, qui plus est un samedi, les quelques petits degrés, l'humidité fraîche et la brouillasse, les accompagnants et spectateurs sont nombreux. Recharge des flasques d'eau, petit sandwich au saumon sorti du sac et quelques morceaux d'avocats et, à peine 10 minutes plus tard, c'est reparti en direction du Crêt du Châtillon. S'ensuit une descente sur un terrain gras transformé en patinoire herbeuse à ciel ouvert. La technique : foncez droit devant, avec une certaine vigilance car les appuis étant un coup glissant, un coup plus stable, les trajectoires deviennent prodigieusement aléatoires. bref, c'est l'anarchie totale : ça part dans tous les sens, les coureurs ont l'air de pantins désarticulés zigzaguant entre deux glissades, avec des changements d'orbite particulièrement intéressants du point de vue gravitationnel.
Arrivée à Saint-Eustache, à 10h00, petite commune d'à peine 500 âmes, à 728 mètres, l'altitude étant inscrite sur le fronton de la mairie-école rose. 31e kilomètre, recharge en eau et fameux combo sandwich saumon/avocat en marchant à bonne allure en direction du Col de la Cochette (1 684 m), à travers bois. Très beaux points de vue, portions assez vertigineuses. Redescente costaude jusqu'au hameau des Maisons, sur la commune de Duingt. Il reste 8,5 km, 240 D+ et 440 D- avant Doussard. La longue route bitumée serpentine jusqu'au ravitaillement est terrible pour les cuisses (et le mental, les chapiteaux étant pourtant à portée de vue...).
13h30, arrivée à Doussard, ancienne cité lacustre. Le passage sous une arche Salomon (sponsor de la MaXi-Race) donne l'impression de franchir la ligne d'arrivée... de moitié de course (48,5 km - 2 430 D+). Beaucoup de monde, de familles. C'est un point de passage de témoins pour la course qui s'effectue aussi en relais de 2, 3 et 4. Changement de tee-shirt, rinçage des jambes, marrons de boue. J'opte au ravito pour une salade de pâtes, petites tomates, pesto (mention honorable), et une limonade faite sur place (!), une tranche de saumon de mon sac et quelques cuillerées d'avocats changés en purée sous l'effet d'un mûrissement accéléré (un anti-oxydant intéressant et bourré de vitamines B, notamment B5, "qui participe grandement au métabolisme énergétique des nutriments ; mais aussi des minéraux, des oligo-éléments, du calcium, du magnésium, du potassium (indispensable au système nerveux et musculaire), et du cuivre essentiel chez le sportif" mais aussi de minéraux, d'oligo-éléments, calcium, magnésium, potassium, essentiels au système nerveux et musculaire). Vingt-cinq minutes de pause et c'est reparti pour un gros morceau : col de la Forclaz, chalet de l'Aulp... 22,5 kilomètres et 1 570 D+ (70 D+/km). Premier coup de mou dans la montée, petite gorgée de Maurten, un hydrogel (facile à digérer) bourré de glucides et de caféine, certifié à base d'ingrédients naturels. Cinq minutes plus tard et ça repart, vite.
Bascule
Passage entre deux montagnes à Montmin, km 57. 11h20 de course. Avec la perspective d'enquiller 4,5 km et 400 D+ jusqu'au Chalet de l'Aulp, puis 1,4 km et 110 D+ pour le Col des Nantets, que j'atteindrai à 17h43, très précisément. J'ai beau avoir quasiment deux heures d'avance sur la barrière horaire, je suis en "bascule", un système mis en place par la MaXi-Race, pour réorienter certains coureurs vers un nouvel itinéraire plus court, nommé "bascule", dans le but, dixit l'organisation, 1/ de garantir la sécurité des coureurs en étant "basculé" sur un tracé moins exposé de nuit 2/ de donner encore plus de chance d’être finisher.
Personne ne comprend trop, surtout avec autant d'avance. Ça discute, ça échange, ça râle pour certains, ça s'enthousiasme pour d'autres qui, à ce 64e kilomètre, se disent que, finalement, c'est pas plus mal. Redescente sur Menthon-Saint-Bernard, très longue, très boueuse. Retour à la terre. "On dirait qu'ça t'gêne de marcher dans la boue..." chantait Michel Delpech à propos du Loir-et-Cher. On est pourtant bien en Haute-Savoie. La sensation de maîtrise est quasi inexistante, les appuis incertains, les trajectoires aussi. "La pluie de la veille avait défoncé les terrains, et les deux hommes pataugeaient dans un immense cloaque, ils entraient dans la boue jusqu'aux chevilles." (Honoré de Balzac 1897 "La femme du mort").
19h24. Château Menthon-Saint-Bernard, joyau d'architecture savoyarde qui semble tout droit sorti d'un livre de contes, et occupé un depuis près de mille ans par la même famille. Une salade de quinoa (mention honorable bis), une tranche de citron, un quartier d'orange avant l'ascension du col des Contrebandiers, 8,3 km et 680 D+ plus haut (apogée de la course avec 82 m D+ /km). Et l'ami Maurten.
Du col, perdu au milieu de la forêt, on attaque la descente par un grand chemin 4x4 puis une partie dans les bois, raide et parsemée de racines et de pierres, donc plutôt technique. Et la boue, toujours. Jusqu'au bout. Si le limon (noir et fertile) déposé par le fleuve lors des crues sur les rives du Nil, a été la base de la civilisation égyptienne, il aura été le fil rouge (marron) de cette MaXi-Race 2024.
2 Lyonnais dans les 4 premiers
Mathieu Blanchard, 2e de l'UTMB 2022, a remporté la MaXi-Race, pour sa première participation, en 9h10, ayant l'avantage d'avoir grandi au Québec, où la boue est un vaste sujet, et a couru ses premières grandes courses internationales dans les Caraïbes, en Guadeloupe et en Martinique, soumises aux pluies torrentielles donc boueuses. Thibault Garrivier, l’ultra traileur de l’Entente Sud Lyonnais, a fini sept minutes derrière, suivi du Savoyard Aurélien Dunand-Pallaz (vainqueur de la Diagonale des Fous et de la Hardrock 100 en 2023) qui complète le podium avec un temps de 9h28. Le Lyonnais Baptiste Chassagne (10e de l' UTMB 2023) décroche la 4e place en 9h31.
Statistiques MaXi-Race 2024
2 276 coureurs, 1 622 arrivants, 654 classés DNF, 784 en système bascule.