"Dans un pays comme la France, qui proclame son attachement aux valeurs de la République, imagine-t-on qu’un investisseur puisse obtenir à titre gratuit, avec la bénédiction de la puissance publique, une fréquence audiovisuelle et la revendre moins de trois ans plus tard pour 88,5 millions d’euros ? Peut-on concevoir que ce tour de passe-passe autour d’une chaîne de télévision ait été organisé avec l’appui d’une bonne partie du gotha parisien des affaires, en alliance avec un oligarque russe dont les capitaux ont transité par Chypre ? Peut-on croire que cette opération ait été menée en association avec une personnalité qui a longtemps été le conseiller de l’actuel chef de l’État pour les médias et la communication ? Peut-on imaginer, en somme, qu’un trafic de fréquences audiovisuelles soit possible, apportant à son organisateur un formidable enrichissement sans cause ?"
Ce sont les questions que posent le journaliste Laurent Mauduit sur le site Mediapart dans un article qui reprend en partie les éléments de l'enquête de Lyon Capitale sur le scandale de la vente de la chaîne Numéro 23 au groupe NextRadioTV.
"Cette histoire de diversité n’est qu’une duperie"
L'article revient sur les conditions douteuses de l'attribution en 2012 par le CSA - alors présidé par Michel Boyon - d'un canal de la TNT au bénéfice de Pascal Houzelot, patron de la chaîne pornographique PinkTV. Un projet à l'origine baptisé "TVous, la Diversité" adoubé par ce que le journaliste appelle "l'oligarchie parisienne".
De droite comme de gauche, proches des pouvoirs politiques, issus des milieux d'affaires ou propriétaires de grands médias nationaux, ce "gratin parisien" réuni par l'influent lobbyiste a servi de caution au projet qui obtiendra l'un des six canaux de la TNT.
Tout comme Lyon capitale l'avait dénoncé, Mediapart relève que "cette histoire de diversité n’est qu’une duperie imaginée par Pascal Houzelot. Un moyen pour obtenir à titre gracieux un canal de la TNT, le conserver pendant les deux ans et demi que la loi impose quasiment sans embaucher ni investir, et la revendre sitôt passé ce délai, deux ans et neuf mois après, en réalisant la plus formidable des plus-values possibles".
Mediapart rappelle que depuis le début, des voix s'élèvent - et pas seulement parmi les candidats recalés - pour dénoncer ce tour de passe-passe. Rachid Arhab, membre du CSA, fait part de des doutes : « J'étais personnellement opposé à cette attribution. J'ai vu arriver Houzelot avec ses gros sabots et je n'ai pas cru à cette chaîne de la diversité. Le tour de table de grands patrons réunis autour de lui me faisait redouter une opération financière."
"Spéculer sur les canaux de la TNT"
En avril 2015, les masques tombent. Pascal Houzelot vend Numéro 23 à Alain Weill, PDG de NextRadioTV (BFM-TV, RMC) pour 88,5 millions d'euros. Cette opération doit néanmoins être validée cet automne par le CSA qui émet des réserves sur ce tour de passe-passe.
D'autant plus que l'on apprend que, dans l'intervalle, Houzelot, avait réussi à obtenir d'Alicher Ousmanov, un richissime oligarque russe, 10 millions d'euros pour investir dans sa chaîne. Mediapart s'interroge : "Pourquoi donc cet investissement en provenance de Russie ? L’affaire semble si intrigante que la rumeur va bon train. Et certains ont fait valoir qu'Alicher Ousmanov a aussi été directeur général de Gazprominvestholding, la holding chargée des investissements de l’immense conglomérat russe Gazprom. Gdf Suez, son concurrent français, aurait-il joué un rôle d’intermédiaire dans cette affaire ? Valérie Bernis, directrice générale adjointe [qui a soutenu le projet de Houzelot devant le CSA, ndlr], le dément catégoriquement."
La réponse se trouve en réalité dans le pacte d'actionnaire qui lie l'oligarque à Houzelot :
" Quand ce pacte d’actionnaires, conclu entre Pascal Houzelot et Alicher Ousmanov, finit par être transmis au CSA, ce dernier trouve la confirmation de ce dont tout le monde se doutait depuis longtemps. Rédigé en anglais, le pacte contient une clause aux termes de laquelle il est spécifié que la chaîne devra être vendue dans le courant de l’année 2015. En clair, au moment même où il crée la chaîne « Tvous la Diversité » et constitue le capital de la société, Pascal Houzelot négocie avec son principal actionnaire une clause prévoyant que la chaîne sera revendue sitôt que le délai légal des deux ans et demi sera écoulé. CQFD ! Le projet est une tromperie et l’oligarque russe n’est venu faire que du portage : puisque la puissance publique les attribue gratuitement, il s’agit juste de spéculer sur les canaux de la TNT".
L'épilogue
En juillet 2015, l'annonce d'un accord conclu entre Alain Weill et l'homme d'affaires Patrick Drahi (SFR, Numericable, Libération, L'Express…), qui rachètera d'ici 2019 le groupe NextRadioTV, tend à confirmer que cette affaire n'est depuis le début, qu'une énorme opération spéculative sur la fréquence attribuée gratuitement par l'État, ce que Mediapart résume parfaitement : "Si le CSA y consent : la petite chaîne Numéro 23 va faire la fortune de Pascal Houzelot et tomber dans l’escarcelle de Patrick Drahi, troisième fortune française".