Le 13 juillet, les habitants du 13, rue Jean-Bouin, à Feyzin (69) ont reçu le commandement de quitter les lieux sous 24 heures. Si quelques-uns sont déjà partis du squat, les autres attendent l’expulsion dans l’angoisse de ne pas être relogés.
À quelques mètres de la vallée de la chimie, l'ancienne école Georges Brassens accueille près de cent cinquante personnes. Devant le bâtiment rose pâle, tout en longueur, du linge sèche sous le soleil de plomb. Tous les locaux de l'établissement scolaire, déserté en 2013, ont été investis par des familles au parcours multiples, qui forment une véritable communauté depuis dix-huit mois.
Mercredi 28 juillet, en fin d'après-midi, la chaleur est étouffante et beaucoup d'habitants du squat sont dehors, à côté du stade Jean-Bouin. De l'autre côté de l'autoroute du soleil, qui mène les vacanciers à Marseille, se trouve la raffinerie Total et ses nombreuses cheminées. La compagnie pétrolière a racheté en 2012 le terrain de l'ancienne école, habitée depuis 2020 par les occupants actuels.
Une épée de Damoclès
Les quelque 140 habitants du squat de Feyzin se sont installés progressivement dans les locaux inhabités, à partir de février 2020. Ibrahima Sow est l'un des premiers à avoir investi les lieux, et il s'est rapidement imposé comme le chef de la petite communauté. "Tout le monde me connaît, je respecte tout le monde et tout le monde me respecte", expose-t-il comme une évidence.
Le 13 juillet dernier, les autorités ont envoyé un commandement de quitter les lieux aux occupants du 13 rue Jean-Bouin, sous 24 heures. Depuis, par peur d'une intervention policière, Ibrahima a entrepris de louer un logement à quelques encablures, pour lui et sa femme. Il se rend pourtant au squat tous les jours, pour gérer les affaires des familles.
"Les gens fuient chaque nuit, et reviennent à 8 heures le matin si la police n’est pas passée", Ibrahima Sow, chef désigné du squat de Feyzin
Dans les voitures garées à l'intérieur du squat, les bagages sont entassés depuis plusieurs semaines dans les coffres. D'après Ibrahima, plusieurs dorment en face, dans un terrain vague, pour éviter une quelconque évacuation nocturne. "Les gens fuient chaque nuit, et reviennent à 8 heures le matin si la police n’est pas passée", affirme Ibrahima. Les habitants sont certains de la venue prochaine des forces de l’ordre. "On attend, on n’arrive même pas à dormir, on veut juste voir si les flics sont là ou pas", désespère Ibrahim Diallo, qui vit là depuis l’été 2020.
La relation avec la police est ambivalente. Selon les habitants et le collectif Intersquats, la police vient régulièrement s'enquérir de la situation au squat. "Ils font un petit tour dans leur rôle de gardiens de la paix, ça a une vertu apaisante", témoigne une bénévole. Ce jour-là des policiers ont été appelés pour l'excès de vitesse d'un automobiliste, sans lien avec le squat. Une jeune femme les interpelle et se plaint de douleurs abdominales. Les policiers appellent une ambulance. Alors que la femme est emmenée pour être soignée, l'un des policiers demande à ses enfants de rentrer dans l'enceinte du squat. "Il faut qu'on s'occupe de ta maman", indique-t-il à une petite fille.
Un bâtiment propriété de l'entreprise Total
Le groupe Total a fait aboutir la demande d’expulsion en juin dernier, devant la cour d’appel de Lyon. Les huissiers engagés ont ensuite porté à la connaissance des résidents du squat le commandement de quitter les lieux. Lyon Capitale a eu accès au document, qui exige le départ des squatteurs et de tous leurs effets personnels avant le 15 juillet dernier. "À défaut, passé cette date, je me verrai contraint de procéder à votre expulsion, et à celle de tous occupants de votre chef, si nécessaire avec l’assistance de la Force Publique, d’un serrurier et d’un déménageur", indique l’arrêt.
Total explique avoir racheté le terrain dans le cadre du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) de la Vallée de la chimie en 2012. La raffinerie de Feyzin est un site classé Seveso, selon la directive européenne qui vise à surveiller les sites dangereux. À haut risque, l’usine - qui a par ailleurs déjà causé un accident mortel au moment de son ouverture dans les années 1960 – a fait l’objet d’un périmètre de sécurité, dont l’école Georges Brassens faisait partie. Sur la carte réglementaire du tracé, les bâtiments sont dans un secteur de "délaissement". Cela signifie que l’établissement scolaire a pu demander l’achat des locaux par Total.
Le groupe indique ne pas pouvoir communiquer à propos de la décision de justice rendue sur l’expulsion des occupants, ni sur l’avenir des bâtiments, de toute façon rendus inhabitables par le PPRT.
Un diagnostic social, et après ?
Le collectif Intersquats du Rhône, formé par plusieurs associations, a envoyé à cet effet une lettre à la Métropole de Lyon et à la préfecture, pour demander une solution d’urgence. "Nous vous demandons : de prendre des mesures d’urgence pour toutes les personnes quelle que soit leur situation administrative ; qu’il n’y ait pas d’expulsion de bidonvilles dans la métropole sans proposition préalable ; la mise à disposition de nombreux bâtiments inoccupés", ont-ils écrit le 18 juillet. Depuis, le collectif affirme ne pas avoir reçu de réponse.
"Des solutions sont prévues pour les habitants qui ont fait l’objet d’un diagnostic social", Métropole de Lyon
"Nous avons demandé à la Préfecture de s’assurer que les personnes soient relogées", déclare la Métropole de Lyon. La collectivité rappelle que cela ne relève pas de sa compétence, mais de celle de l’État. "Des solutions sont prévues pour les habitants qui ont fait l’objet d’un diagnostic social", ajoute-t-elle.
Un son de cloche qui résonne également du côté de la Préfecture. "On travaille de concert avec les collectivités pour trouver des lieux pour les hébergements, affirme l'institution. Un diagnostic a lieu systématiquement avant une procédure d'expulsion". Le diagnostic social vise à évaluer les situations de chaque personne ou foyer pour proposer des solutions adaptées. Selon le collectif Intersquats, au premier semestre 2021, toutes les familles ont été entendues par des travailleurs sociaux pour le diagnostic. D’après les habitants du squat, aucune suite n'a été donnée à ces entretiens.
La métropole s’est engagée récemment pour le relogement des personnes à la rue. Deux squats ont bénéficié d’un accord de médiation dans le 3e et le 9e arrondissement de Lyon. C’est le vice-président en charge de l’habitat, du logement social et de la politique de la ville, Renaud Payre, qui a notamment appuyé ce dispositif. "Il n’y a plus de place dans ces squats conventionnés, ils sont pleins", souligne toutefois Colette Blanchon, bénévole d'Intersquats Exilé.es Lyon et Environs. Aucune certitude ne s’offre pour le moment aux occupants de celui de Feyzin.
"Il n’est pas rare que des bébés se fassent attaquer par les rats", bénévole du collectif Intersquats
Un quotidien précaire
Ici, il n’y a pas de profil "type" : situation administrative régulière ou irrégulière, emploi ou chômage, enfants ou adultes… Tous ne parlent pas la même langue, ne vivent pas de la même manière, mais cohabitent. "On tient le coup", explique Ibrahima Sow, désigné comme chef et porte-parole du squat. La Croix-Rouge distribue tous les mercredis des denrées alimentaires aux habitants, et les bénévoles des associations ont remis à jour tout le système électrique. Les résidants du squat ont accès à l’eau potable, mais ont seulement deux points d’eau et deux toilettes, et vivent dans l’insalubrité. "Il n’est pas rare que des bébés se fassent attaquer par les rats", signale une bénévole qui a préféré rester anonyme. Les rongeurs se fraient un chemin entre les véhicules garés et les déchets.
Ibrahim Diallo a été opéré à Meyzieu en 2020. Il doit à présent subir une deuxième intervention chirurgicale. "Je ne suis pas en bonne santé. J’ai rempli tous les dossiers administratifs, je bénéficie d’une prise en charge complète pendant cinq ans en raison de mon statut médical. Pourtant, cela fait plus d’un an que j’attends d’être relogé". Le jeune homme a été vacciné contre le Covid-19 dans le cadre de ses visites médicales, mais c’est l’un des seuls au sein du squat. L’association Médecins du Monde passe tous les quinze jours, pour répondre aux questions des habitants.
"On met le droit de propriété au-dessus du droit du logement", dénonce Colette Blanchon, à propos de la décision de justice rendue. "Les occupants ont fait un vrai effort d’installation, on n’imagine pas qu’on leur dise de partir et de tout recommencer." Chaque famille s'est appropriée une salle de classe et l’a transformée en lieu de vie, avec des meubles récupérés ici ou là. La majorité des enfants sont scolarisés dans la commune ou dans les environs, et les bénévoles assurent des cours de français et des ateliers de peinture. Si au squat, leur vie quotidienne est faite de manque d’hygiène et d’insécurité, ils n’ont pas trouvé d'autre solution pour éviter la rue.
C'est ça la civilisation actuelle : la bienveillance ! 😀